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comme si la dernière exprimée eût été toujours la meilleure.

Marian fut moins émue que le capitaine ne l’imaginait ; elle n’avait pas douté un seul instant que son père et sa sœur fissent partie de la caravane ; elle insista sur ce point qu’il fallait de toute nécessité se cacher de Holt, afin que leur projet n’eût pas un obstacle de plus à surmonter. Dans la pensée de Marian, son père n’obéissait à Stebbins que contraint et forcé moralement ; elle était persuadée que le squatter saurait gré à ses filles de s’être affranchies d’un joug qui lui pesait à lui-même, comme en témoignait sa tristesse, et elle disait qu’il serait heureux de revenir vers elles à la clairière du Mud-Creek.

L’entretien se prolongeant sans qu’il en sortît une résolution immédiatement praticable, Édouard Warfield sortit de la tente et alla panser son cheval, qu’il avait déguisé aussi en le couvrant d’une grande selle mexicaine. L’arabe avait soif ; après avoir fait sa toilette avec le soin qu’y eût pu mettre le plus soigneux palefrenier, le capitaine le conduisit à la rivière pour profiter de la solitude où les avaient laissés les Mormons, déjà retirés dans leur campement pour la plupart.

Comme il ramenait le cheval sur la rive, après l’avoir laissé boire au courant et lui avoir permis un bain salutaire, Édouard Warfield entendit deux voix de femmes qui s’approchaient, et bien lui en prit de se jeter de côté et de conduire l’arabe derrière un fourré de cotonniers et de buissons épineux, car, s’il fût resté en vue, il n’aurait peut-être pas pu dissimuler l’émotion qu’il ressentit en apercevant Lilian.

C’était bien elle qui venait puiser de l’eau à la rivière. Toujours belle dans sa petite robe de homespun rayé, avec ses cheveux dorés flottant librement, et ses pieds nus qui laissaient à peine leur empreinte sur le gazon, elle avait changé pourtant depuis qu’Édouard Warfield ne l’avait vue. Un cercle bleuâtre entourait ses yeux ; le sourire de sa bouche était chargé de mélancolie ; elle marchait vite, pour échapper au verbiage d’une grosse mulâtresse qui la suivait avec peine et qu’elle distança bientôt. Pourtant Lilian n’était point pressée de remplir sa fonction de ménagère en quête d’eau pure, car, lorsqu’elle eut atteint la rive, elle jeta sa cruche d’étain sur le gazon, et s’assit avec un mouvement de lassitude ; puis, mettant la tête dans ses mains, elle se mit à pleurer.

Édouard Warfield fut si ému à cette vue, qu’il serait allé se faire reconnaître de Lilian sans cette maudite mulâtresse qui s’approchait. Force lui fut de rester dans sa cachette et d’assister à la remontrance que cette duègne basanée fit à la jeune fille.

C’était une grosse femme, vêtue avec plus de prétentions que de propreté, d’une robe de mousseline peinte, toute fanfreluchée de rubans ; elle était coiffée d’un madras sur ses cheveux en tire-bouchons, et portait des souliers de satin en pantoufles sur des bas mal étirés, sans jarretières. Les deux mains sur ses énormes hanches, elle se dandinait en marchant, tout en faisant la moue.

« Bon Dieu ! qu’avez-vous à rester là comme un terme ? dit-elle à Lilian. M. Holt et M. Stebbins attendent leur café, et voilà comment vous vous remuez pour apporter l’eau nécessaire à sa confection ! C’était bien la peine de me planter là sous prétexte que je ne marchais pas assez vite. »

Lilian tressaillit, essuya ses yeux, se leva et remplit sa cruche sans répondre.

« Eh bien ! avez-vous perdu votre langue, mademoiselle la précieuse ? Vos façons sont ridicules et il faudra bien en changer. Pourquoi êtes-vous sortie seule du corral ? Vous savez que M. Stebbins vous l’a défendu.

— A-L-il peur que je veuille me noyer, parce que je n’ai pas d’autre moyen de lui échapper ?

— Fi ! miss Lilly, fi ! voilà de vilaines paroles. Vous avez été mal élevée, ma petite ; nous redresserons votre caractère. Ne nous forcez pas à employer la rigueur à votre égard. On ne demande pas mieux que de vous être agréable. M. Stebbins vous prépare le plus bel avenir, mais il ne faut pas gâter tout par des caprices. Allons, venez-vous ? »

Et la grosse mulâtresse tourna sur ses talons.

Pendant ce dialogue, et sans en perdre un mot, Édouard Warfield avait écrit au crayon sur un feuillet les mots suivants ;

« Au nom de Marian et de la part de Franck Wingrove, attachez ce soir un linge blanc à la fenêtre de votre wagon donnant sur la plaine.

« Édouard Warfield. »