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dîner six fois par jour parce que je serai plus riche ? Ces jambes, ces bonnes jambes qui sont en acier — l’ex-rifleman les frappait de la paume de sa main — me réclament-elles un carrosse pour les traîner ?… Quand nous aurons réussi, vais-je donc vous quitter pour m’en aller bêcher les placers avec de nouveaux compagnons qui ne s’intéresseront à rien de tout ce qui nous est arrivé dans les prairies ? Je m’ennuierais davantage que sur le poteau de la butte… Ah ! capitaine, si vous pouviez faire ma paix avec le gouvernement…

— Ce n’est pas impossible, répondit Édouard Warfield… Et que feriez-vous en ce cas, vieux camarade ?

— Bêcher pour bêcher, je vous demanderais si vous ne m’acceptez point comme pionnier dans votre plantation du Mud-Creek. Vous dites que vous avez là, outre votre clairière, de grands espaces de forêt que vous ne pourriez pas défricher tout seul. Je serais content de rester votre soldat, cap’tain, et le voisin de Franck Wingrove qui est un rude chasseur et un vaillant jeune homme.

— Et moi, je serai satisfait de ne pas vous perdre de vue, Sure-Shot, dit Wingrove en venant serrer la main de l’ex-rifleman ; votre aimable caractère me plaît et je me suis dit souvent que la gaieté de notre voyage vous était toute due.

— Merci, merci, reprit Sure-Shot en jetant un regard sur Marian, je crois bien que vous auriez de quoi vous consoler de ma perte maintenant, mais voyez-vous, je vous serai utile tout de même au Mud-Creek, même à vous, d’ici un an ou deux. Je sais plus de chansons qu’une squaw indienne, et je n’ai pas mon pareil, parole d’honneur ! pour endormir les babys dans leur berceau. »

Sure-Shot prononça à voix hasse la fin de ce singulier éloge de ses talents et il reprit en s’adressant à Édouard Warfield :

« Je vois bien que mon projet ne vous mécontente point, cap’tain, mais Patrick !…

— Eh bien ! quoi, Patrick ?

— Dame ! si vous arrangez mon affaire, vous aurez moins de difficultés à rafistoler la sienne. Bien que les cadres militaires de l’Union contiennent des camarades drôlement bâtis, pas très bien en alignement, je crois que mon pauvre Patrick y serait le seul soldat sans scalp. Et puis, toutes ses blessures, dont Dieu le guérisse ! sa jambe cassée, cela fait des motifs d’exemption de service. Est-ce que cela vous gênera beaucoup d’avoir une bouche de plus à nourrir ?

— Pas du tout ; la forêt est abondante en gibier, et j’ai toujours rêvé de fonder une colonie sur les rives du Mud-Creek. Je ne puis mieux la peupler qu’en y donnant asile à mes amis. Mais Patrick renoncera-t-il aussi volontiers que vous à l’attrait des placers ?

— Lui, vous ne le connaissez point, cap’tain. Un mouton, un vrai mouton. Il ne pensait pas plus à déserter pour courir en Californie qu’à s’aller pendre. Je lui ai dit : « Je pars. » Il m’a répondu : « Allons-y. » Je lui dirai : « Allons nous faire planteurs sous les ordres du cap’tain. » Il me suivra plus volontiers que la première fois.

— Cet exemple va-t-il être contagieux ? dit Édouard Warfield en riant. Voyons, Archilète, allez-vous échanger le rifle du trappeur contre la bêche de colon ?

— Je n’aime point à faire mentir les proverbes, répondit le Mexicain, et un auteur français a mis dans un vers une sentence qui est vraie de tous les temps et sous toutes les latitudes :

Volontiers gens boiteux haïssent le logis.

Je courrai encore les aventures dans les prairies ; si je finis par me dégoûter de la vie errante, je vous promets, cap’tain, que j irai prendre ma retraite au Mud-Creek. Mais cette langue dorée de Sure-Shot nous fait oublier de prendre du repos. Il est temps de dormir. Je me charge de la première faction de veille. Allez vous reposer, mes amis, vous l’avez bien gagné. »

Marian se retira dans sa tente, à l’entrée de laquelle le fidèle Wolf se posta en sentinelle, et les trois hommes blancs se livrèrent au sommeil sous la garde du prudent trappeur.