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monsieur O’Tigg. J’espère bien obtenir d’eux en échange une mule ou un cheval pour chacun de nous. Le fils de ma mère ne veut pas arriver en Californie comme un humble piéton.

— Ah ! bien, si vous concluez un tel marché… s’écria l’Irlandais qui n’acheva pas sa phrase, mais qui frappa sur ses cuisses rebondies, en regardant son camarade avec admiration.

— J’en suis sûr, j’en suis sûr ; mon plan d’opération n’est pas encore complet, mais je l’aurai trouvé avant d’arriver à la cité des Mormons.

— Quel est-il donc ? » demanda Patrick avec curiosité.

Sure-Shot ne répondit pas tout de suite. Il continua de ronger l’os qu’il tenait à la main, tout en paraissant occupé de quelque calcul mental. Il arrangeait sans doute son fameux plan.

Curieux d’entendre les révélations promises, le capitaine et le chasseur restèrent cois dans leur cachette. Bien que le verbiage des déserteurs les eût amusés, un point, touché par-Sure-Shot, les inquiétait. Si le train contenait des Mormons s’apprêtant à rejoindre leurs coreligionnaires, la supposition de Lilian au sujet de la Californie était fausse. C’était sans doute vers le grand lac Salé que John Stebbins voulait emmener la famille du squatter. Cette alternative était pire que la première, car elle plaçait Lilian dans un milieu pervers, et elle rendait plus difficile le projet d’arracher la jeune fille et son père aux trames dont les avait entourés la fourberie de John Stebbins.

Sans se communiquer ces pensées autrement que par une pression de main silencieuse, les deux jeunes gens en étaient préoccupés encore, lorsque Sure-Shot reprit la parole :

« Vieux camarade, dit-il, vous savez que ces païens de Mormons ont la fureur de faire des soldats. Et, du reste, c’est prudent à eux. Quand on s’insurge contre les lois naturelles de toute société, et qu’on détruit l’esprit de famille, il faut bien pouvoir se défendre contre les attaques des honnêtes gens indignés… Mais ça m’importe peu ; je n’ai ni femme ni fille qu’ils puissent détourner de leur devoir par leurs doctrines empoisonnées. Donc, ils recrutent une petite armée. Vous avez dû entendre parler de leur grand bataillon. Ils seront enchantés lorsque je leur offrirai ces articles de fourniment militaire. Je les leur montrerai comme des modèles d’un nouveau système, et alors — je l’ai entendu dire au fort — le général Mormon, qui est le prophète lui-même et qui possède beaucoup de dollars, me les achètera à tout prix. Comprenez-vous la chose, maître O’Tigg ? »

L’Irlandais secoua la tête d’un air incrédule : « Je sais bien, répondit-il, que les Mormons sont des gens sans règle ni mœurs ; mais je n’ai jamais entendu dire qu’ils fussent des imbéciles. Vous ne les tricherez point à ce jeu aussi facilement que vous le pensez, Sure-Shot.

— Ce sera aussi aisé que d’avaler ce morceau de buffle. Je n’ai pas été cinq ans dans le commerce sans savoir comment se traite une affaire. »

De grands éclats de rire, partant de l’autre côté du buisson, interrompirent la narration. Wingrove et le capitaine ne purent retenir plus longtemps leur hilarité ; ils se dressèrent sur leurs pieds et s’avancèrent.

Au bruit de leur premier éclat de rire, infanterie et cavalerie furent debout en criant : « Les Indiens ! » et laissant là tout leur fourniment, les deux camarades s’enfoncèrent dans le taillis comme une paire de lapins effrayés. En une seconde, ils eurent disparu, et l’on n’entendit plus que le froissement des feuilles qu’ils frôlaient en s’enfuyant.

Édouard Warfield craignit qu’ils n’allassent trop loin pour pouvoir revenir, et posant deux doigts sur ses lèvres, il fit entendre un sifflement qui était un signal dont d’anciens rangers devaient se souvenir. Bientôt, en effet, deux nez en trompette parurent dans l’embrouillamini des buissons, et les déserteurs s’écrièrent en même temps :

« Le cap’tain ! le cap’tain ! »