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aux yeux. Ce que c’est que d’être malin ! » s’écria Patrick.

La viande étant cuite à point, les déserteurs interrompirent leur dialogue pour la manger avec un appétit qui ne leur laissait pas le temps de s’entretenir. Mais ils en avaient dit assez pour que le capitaine fût, confirmé dans le désir de les associer à son entreprise.

Tous les deux s’étaient évidemment fatigués de l’état militaire. Le service routinier d’un poste de frontière est suffisant à lui seul pour causer de l’ennui ; et l’attraction de la Californie avait achevé l’œuvre commencée par les désagréments des corvées et des longues factions.

C’était ainsi que, pendant leur silence, le capitaine refaisait dans sa pensée l’histoire des deux déserteurs. Comme ils savaient évidemment que la caravane les précédait, il était facile de présumer qu’ils s’étaient enfuis du fort Smith, poste militaire situé sur l’Arkansas, en face de Van Buren. Ils étaient restés probablement depuis le départ de la caravane assez près d’elle pour pouvoir suivre ses traces dans le bon chemin, assez loin pour ne pas attirer sur eux l’attention de l’escorte militaire qui la protégeait.

Ils avaient eu la chance de n’être pas aperçus par des tribus indiennes, comme les deux amis d’ailleurs. Cette bonne fortune était due à l’habitude des voleurs peaux-rouges, trop occupés des traînards immédiats de chaque train pour étendre plus loin leur cercle d’investigations. Cette manœuvre de Sure-Shot prouvait sa perspicacité. Malgré son extérieur bizarre, ce n’était pas un sot, tant s’en faut. Le tour d’emporter la brouette pour ne pas s’embarrasser des provisions, et celui d’en charger les épaules de l’Irlandais et non les siennes étaient sans doute une conception de sa cervelle. Patrick avait probablement roulé la brouette du fort Smith aux Big-Timbers, et Sure-Shot comptait qu’il la pousserait ainsi jusqu’aux rivages de l’océan Pacifique. Mais la tâche commençait à sembler lourde à l’Irlandais, car leur souper homérique n’était pas terminé quand il remit ce sujet sur le tapis :

« Vous m’avez annoncé, Sure-Shot, que nous étions entrés dans la région des buffles, dit-il à son camarade ; ces bêtes sont presque aussi faciles à tuer que des vaches apprivoisées. Sûrement nous ne serions jamais sans viande tant que nous aurions de la poudre, et nos provisions de cet article sont suffisantes pour nous mener en Californie. Dès lors, nous n’avons plus besoin de traîner avec nous cette malheureuse brouette. Si nous la plantions là, dans ce fourré, en nous en allant demain matin ?

— Vous n’y pensez point, Patrick. Nous allons quitter la région des buffles et entrer dans une autre où il n’y a pas d’animaux plus gros qu’un rat. C’est de l’autre côté des montagnes que nous aurons surtout besoin de nos sacs de provisions. Si nous n’emmenons pas la brouette, il est certain que nous mourrons de faim.

— Je la traînerais plus volontiers, reprit Patrick en se grattant l’oreille, si vous chargiez sur vos épaules quelques-uns des objets qu’elle contient. Mais il y en a d’inutiles que nous pourrions laisser derrière nous, par exemple, les deux havresacs et la boîte à cartouches. De quoi nous serviraient-ils en Californie ? Ils ne sont bons qu’à nous faire reconnaître par les troupes.

— Bah ! s’il y a des militaires en Californie, ils seront assez occupés de leurs propres affaires pour ne pas songer à fourrer leur nez dans les nôtres. Nous ne sommes pas les seuls individus qui ne se soient pas munis d’un passeport pour aller aux placers. Nous y trouverons des déserteurs en quantité… Et puis rien ne nous force à porter jusque-là nos havresacs, nos costumes, ni même cette pauvre brouette que vous avez prise en gui-gnon.

— Ni nos costumes ? répéta l’Irlandais stupéfait ; mais alors ?…

— Nous laisserons et troquerons tout cela dans la cité des Mormons.

— Mais la caravane n’y va pas.

— Vous vous trompez, Patrick. Une grande partie des gens qui la composent sont des Mormons et vont au grand lac Salé. Nous les suivrons et laisserons filer le reste de la caravane. Darfs les settlements mormons, il nous sera facile de troquer nos uniformes et notre brouette contre d’autres vêtements. Quant aux havresacs et à la boite à cartouches, je compte faire une spéculation sur ces articles.

— Ah ! ah ! une paire de havresacs de soldats et une vieille boîte à cartouches !… Cela ne vaut pas un verre de quelque chose bon à boire.

— Vous n’entendez rien au commerce,