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tailleurs. Son camarade aurait eu peine à loger sous lui ses longues jambes ; aussi ses genoux étaient-ils dressés à la hauteur de ses yeux et, vu de profil comme les deux survenants l’observaient, il présentait la forme d’un grand N, de la sorte que les imprimeurs nomment la lettre « rustique ». Le chapeau à haute forme terminait un des côtés ; les pieds, semblables à des pédales et posés horizontalement sur le sol, composaient l’autre côté en complétant la ressemblance alphabétique.

Une face de singe moqueur, mais sans expression de férocité, des yeux vifs, un menton terminé par une petite touffe de barbe couleur d’ocre rouge, des cheveux tout embrouillés et du plus beau jaune, pendant derrière le chapeau, tels étaient les traits du personnage. Sauf sa coiffure, tout son costume était militaire et bien connu d’Édouard Warfield.

C’était la petite tenue des éclaireurs à cheval : une grossière veste d’un vert foncé, avec un rang de boutons allant du cou à la taille, et une sorte de pardessus. Mais le nom de ce dernier vêtement était mal approprié cette fois, car le surtout arrivait à peine aux mollets de l’homme. Mais il y en avait si peu à couvrir ! La jaquette était trop courte aussi pour lui, car, entre sa ceinture et celle du pantalon, il existait un intervalle d’au moins six pouces, par lequel on apercevait une chemise couleur isabelle. De grosses chaussettes de laine et des souliers d’ordonnance complétaient le costume de Sure-Shot — car c’était bien lui.

L’homme à la brouette portait aussi un costume militaire, mais la couleur en était différente. Il était d’un bleu de ciel devenu blanchâtre par l’usage ; les boutons de la jaquette étaient en plomb, et les passementeries en ruban de fil blanc. Le petit bonhomme servait évidemment dans l’infanterie.

Le capitaine ne s’était pas trompé non plus quant à celui-là. C’était pour lui une vieille connaissance que Patrick O’Tigg.

Se croyant à l’abri de toute poursuite, les fugitifs cuisinaient leur souper. Chacun d’eux tenait en main une longue branche au bout de laquelle était empalée une grosse pièce de viande crue qui cuisait en se noircissant. Une assez grande quantité de cette même viande — cela paraissait être du buffle — remplissait le fond de la brouette qui contenait aussi deux sacs de provisions, deux havresacs, des boîtes à cartouches, et par-dessus ce bagage, un rifle d’ordonnance et un mousquet.

Après avoir reconnu les deux déserteurs, la première idée d’Édouard Warfield fut d’aller à eux. Ils étaient si attentifs à leurs broches qu’ils n’avaient pas entendu approcher le capitaine et le chasseur, pensant sans doute les avoir déroutés, les fugitifs n’étaient pas sur leurs gardes. Mais Édouard Warfield eut ensuite la fantaisie d’écouter leur conversation et de savoir quelles étaient leurs idées. Un signe à Franck Wingrove suffit pour lui faire comprendre ce nouveau plan, et tous deux se cachèrent derrière les broussailles pour écouter plus commodément et sans risquer de faire du bruit.

Leur patience ne fut pas mise à une trop longue épreuve. Patrick n’était pas un homme à tenir sa langue au repos. Sure-Shot n’était guère moins loquace ; mais ce fut l’infanterie qui ouvrit la conversation.

« Parbleu, vieux camarade, dit Patrick, nous avons été fous de partir à pied, au lieu de nous emparer de deux bons poneys. Nous serions bien parvenus à en prendre deux dans les écuries du fort.

— Nous avons un peu trop précipité notre départ et pas assez réfléchi sur ce qui était nécessaire dans ces prairies ; vous avez raison, Patrick, répondit Sure-Shot.

— Et nous serons fouettés comme des chiens en faute, pour avoir pris les fusils, les sacs et la brouette, si par hasard on nous découvre… Au diable cette maudite brouette !

— N’en dites pas de mal, elle nous a rendu bien des services. Comment aurions-nous pu avancer si vite sans cette machine-là ? Elle a transporté notre lard et le sac de farine sans lesquels nous serions morts de faim. Patrick, ne maudissez pas la brouette !

— Oh ! elle m’a laissé les épaules aussi fatiguées de l’avoir portée que si on les avait battues à coups de bâton.

— Bah ! demain il n’y paraîtra plus ; vous ne sentirez plus rien quand vous aurez dormi quelques heures. Du diable si nous n’avons pas fait un tour rusé en nous avisant de ce moyen pour dérouter les Indiens. Ils ont sûrement perdu nos traces ; sans cela nous aurions déjà vu courir vers nous toute cette vermine.

— Ma foi, nous leur avons jeté de la poudre