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devant lui ? Je vais le savoir dès qu’il aura atteint le sommet du plateau. Dieu ! que ce soleil me gêne ! »

Et Édouard Warfield mit un instant ses mains devant ses yeux.

Tout à coup le chasseur partit d’un éclat de rire formidable, le premier qui lui eût échappé depuis le commencement du voyage.

« Oh ! capitaine, cria-t-il, c’est une brouette ! une brouette, Dieu me pardonne ! »

En effet, les deux hommes étaient arrivés sur la crête de la colline, et cet objet, singulier dans la prairie, se dessinait nettement sur le fond enflammé de l’horizon.

Le chasseur continuait à rire à gorge déployée. Édouard Warfield s’associa à cette gaieté moins bruyamment, et il pria son compagnon d’en modérer les éclats, de peur que l’écho de ce rire ne parvint aux oreilles des hommes à la brouette.

Cet avertissement vint trop tard, car le grand piéton regarda tout à coup en arrière, fit un signe à son camarade, et tous deux disparurent derrière la déclivité de la colline, comme des daims effarouchés.

« Où diable peuvent-ils être passés ? » s’écria Wingrove.

— Je soupçonne ce qu’ils peuvent être, répondit le capitaine, d’après la coupe de leurs habits et certaines autres particularités. Si je ne me trompe point, les oiseaux qui se sont envolés sont une paire des « aigles de l’oncle Sam. »

— Quoi ! des soldats ?

— El de vieux soldats, je le gagerais.

— Mais que peuvent faire des militaires dans ces parages ?

— Ce sont probablement des déserteurs qui vont en Californie en quête d’un filon d’or. Ils se sont sans doute échappés de quelque poste des frontières, et n’ayant pas sous la main de meilleur moyen de transport, ils se sont munis de cette brouette.

— Si nous essayions de les rattraper ?

— Cela est plus facile à dire qu’à faire. Si ma supposition est vraie, ils éviteront avec soin toute rencontre. L’escorte qui accompagne le train explique pourquoi ils ne se sont pas joints à la caravane. S’ils ont aperçu les boutons de mon vieil uniforme, ils se blottiront dans quelque coin d’où il nous sera difficile de les dénicher.

— Bah ! bah ! quand ils seraient aussi rusés qu’un couple d’opossums, je les trouverai bien. Ils ne peuvent pas dissimuler les traces de leur brouette. »

La trace de la roue les conduisit en ligne directe à la plus proche lisière de la forêt ; à la façon dont elle avait laissé son empreinte tout le long du talus, il était facile de juger qu’elle avait été lancée à toute vitesse ; mais tout à coup, à l’entrée du bois, toute trace cessait, bien que le terrain fût relativement mou.

Les deux amis battirent les buissons et étudièrent le terrain dans un cercle d’une soixantaine de mètres. Nulle part ils ne retrouvèrent de trace. Or, il était évident que la brouette n’était pas allée plus loin, et, en tout cas, pas sur sa roue. Instinctivement, le capitaine leva les yeux en l’air en pensant que les fugitifs pouvaient être montés sur un arbre et y avoir juché la brouette. Mais l’essence du bois était le cotonnier, et le maigre feuillage n’aurait pas même été suffisant pour cacher un écureuil.

« J’ai trouvé ! s’écria tout à coup Franck Wingrove, qui avait continué de fureter à terre. Voici les traces de leurs pieds sans celles de la brouette. Je vois comment ils nous ont déroutés. Pardieu ! quels qu’ils puissent être, c’est une paire de rusés racoons.

— Qu’ont-ils donc fait ?

— Ils ont pris la machine sur leurs épaules. Voyez ! ils sont partis entre ces deux arbres.

— Eh bien ! si nos chevaux et nos mules ne nous gênaient pas pour circuler dans la forêt, je pense que nous les trouverions aisément, dit le capitaine. Nous rencontrerions bientôt la trace de la roue, car ils ne peuvent voyager longtemps avec un tel poids sur leurs épaules.

— Oh ! nous pourrions sans danger attacher nos bêtes dans ce taillis. »

Aussitôt dit que fait ; les quatre quadrupèdes furent solidement liés à des arbres, et les deux compagnons s’enfoncèrent dans les profondeurs de la forêt. À un endroit où, faute de gazon sec sur leur chemin, les fugitifs avaient dû marcher sur la terre humide, le capitaine reconnut au dessin imprimé par leurs pieds sur le sol, que sa conjecture était vraie. Il reconnut la forme des souliers d’ordonnance. Il n’était d’ailleurs pas besoin d’être quartier-maître pour trouver là le talon bas, mal arrondi, les semelles plates des souliers à bon marché confectionnés pour l’armée. Les deux fugitifs étaient chaussés de