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CHAPITRE VI
La prophétie de l’Indienne. — Tous partis ! — La lettre de Lilian. — Pacte de dévouement.


Pendant presque tout le trajet, nul incident fâcheux ne vint arracher le voyageur à ses imaginations couleur de rose.

Mais, lorsqu’Édouard Warfield eut atteint cette clairière au bord de laquelle, dans son précédent voyage avec Franck Wingrove, ils avaient rencontré une fille indienne, la pensée du capitaine s’arrêta un instant au souvenir de cette scène qui lui devint si présente, qu’il crut à une hallucination de ses sens en voyant se dresser devant lui la forme élégante et svelte de Suvanée.

Elle s’avançait lentement, portant dans un panier d’osier des objets de manufacture indienne. Elle avait sûrement vu le cavalier, car, au lieu de suivre la trace qui devait les faire se croiser, elle prit tout à coup à gauche de la clairière, comme pour entrer dans le taillis. Ce n’était point par timidité, mais plutôt, par suite de sa répugnance pour la race blanche qu’elle l’évitait, car elle ne changea point son allure.

Édouard Warfield se sentait d’humeur joyeuse. La vue d’une créature humaine lui fut donc agréable, et il ne put résister au désir de saluer Suvanée.

« Bonjour, lui dit-il en pressant le pas de son cheval de façon à lui couper la retraite. J’espère que je ne vous fais point peur. Ne me reconnaissez-vous pas. Je suis l’ami de Franck Wingrove.

— L’ami ! répéta l’Indienne en haussant les épaules. Pensez-vous lui avoir rendu service en chassant de son voisinage la famille où pouvait revenir, tôt ou tard, celle dont il pleure l’absence ?

— Je ne prétends pas la chasser, Suvanée, répondit le capitaine… Mais vous me paraissez bien au courant de ce qui se passe dans ces parages. »

L’œil noir de l’Indienne se leva avec une sauvage fierté vers Édouard Warfield :

« Que vous importe ce que je sais et ce que je puis apprendre ? Je ne vous permets pas de vous occuper de mes affaires. D’ailleurs, vous avez assez des vôtres. Allez, allez seulement à la clairière de Holt, et vous verrez.

— J’y verrai quoi donc, Suvanée ? Dites-le moi, je vous en prie. »

Elle croisa ses bras sur sa poitrine, regarda Édouard Warfield avec une singulière hauteur et lui dit :

« Le loup a dormi dans la tanière du daim de la forêt. Le jeune faon sera sa victime. Le brave Tueur de panthères rouges est actif, et cependant il arrivera trop tard, trop tard ! Suvanée ne sera point la seule à avoir du chagrin… Ah ! ah ! ah ! »

L’Indienne partit d’un éclat de rire nerveux, et s’esquiva d’une allure si rapide qu’elle avait disparu de la clairière avant que le capitaine, stupéfait et inquiet tout à la fois, pensât à l’arrêter de nouveau pour la sommer d’expliquer cette prophétie confuse.

Il poursuivit donc son chemin, mais oppressé par de mauvais pressentiments. Il était peu vraisemblable que l’Indienne eût pris plaisir à mystifier un homme qu’elle allait désormais rencontrer presque journellement, et son allusion au fait d’armes du capitaine qu’il croyait connu de la seule Lilian, prouvait que les autres termes de sa prophétie avaient des bases positives.

Le jeune faon de la forêt, c’était Lilian à coup sur. De quel loup pouvait-elle être la victime ? L’esprit d’Édouard Warfield était dans un trouble inexprimable. Il comprenait, il sentait que Lilian était en danger. Mais de quelle nature était ce danger ? Par quels moyens le détourner de la jeune fille, voilà