Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/413

Cette page n’a pas encore été corrigée

Il y eut un silence, après lequel le squatter reprit la parole : « Pourquoi, John, dit-il, êtes-vous flambant neuf des pieds à la tête ? Vous ressemblez juste à ces hypocrites prêcheurs que j’ai vus souvent rôder dans Swampville. Damnation ! quel air chicaneur vous prenez !

— Pourquoi me comparez-vous à ces païens de méthodistes ? J’appartiens à la vraie religion ; j’espère que bien que vous viviez en sauvage au fond des bois, vous avez entendu parler de la nouvelle révélation ?

— Ma foi, je ne sais ce que vous voulez dire.

— Eh bien ! je suis Mormon.

— Ah ! les Mormons n’ont-ils pas des principes abominables qui méritent qu’on les chasse de partout ? »

John Stebbins leva les mains et les yeux d’un air hypocrite : « Les saints subissent la calomnie, dit-il ; mais c’est une épreuve qu’ils surmonteront. Un d’eux, Brigham Young, m’a converti, m’a détourné des voies de perdition, et mon zèle m’a valu d’être nommé un des douze apôtres chargés de recruter des fidèles, des adhérents à la vraie foi.

— Est-ce pour me convertir que vous êtes venu ce matin, après avoir eu soin de me faire annoncer votre visite ?

— À parler franchement, Holt, dit John Stebbins, ce n’est pas précisément pour vous que je suis venu aujourd’hui.

— Et pour qui donc ?

— Pour votre fille. »

Un frisson passa sur la face du squatter, bien qu’il fit effort pour dissimuler cette émotion ; mais l’œil du maître d’école était trop perspicace pour être dupe de la puissance de volonté de Hickmann Holt.

« De laquelle parlez-vous ? demanda le squatter d’une voix mal assurée.

— Vous le savez bien. Lilian n’est encore qu’une enfant ; mais Marian ne peut pas rester plus longtemps dans cette solitude, et c’est dommage qu’une créature si intelligente n’y reçoive aucun principe d’éducation… Je vous ai déjà fait pressentir mes projets. Marian sera une de nos prosélytes, je l’élèverai près de ma femme, dans le bien ; elle ira rejoindre avec nous la colonie des saints qui est partie de l’Illinois, et qui se trouve maintenant au delà des Montagnes-Rocheuses.

— Mille tonnerres ! s’écria le squatter en frappant sur la table, j’aimerais mieux voir Marian morte que de la livrer aux gens de votre secte.

— Elle sera cent fois plus heureuse avec nous que dans votre misérable hutte. Écoutez-moi. Je n’ai pas de temps à dépenser en paroles. Je partirai pour le Lac Salé avant trois jours. La caravane à laquelle je me joins a pour point de départ le fort Smith, dans l’Arkansas, et elle va bientôt se mettre en route. J’ai acheté un attelage et un wagon ; tout est chargé ; et j’ai laissé un coin pour votre fille et pour son bagage, qui, je le pense, ne sera pas lourd. »

Le squatter demeura quelques instants silencieux ; un terrible combat se livrait en lui. Il aimait sa fille et ne voulait pas la mettre à la merci d’un Mormon ; mais il avait ses raisons pour craindre John Stebbins et n’osait point le contredire. Tout à coup, après avoir rassemblé toutes ses facultés de résistance, il se leva, appuya ses deux poings noueux sur la table, et dit au saint d’une voix rauque :

« Non, non, et non ! Je ne livrerai pas mon propre sang !

— Que de fracas ! répondit dédaigneusement John Stebbins. Marian viendra si vous le lui ordonnez, et… vous lui commanderez de me suivre.

— Jamais !… Faites attention, John Stebbins, vous ne savez pas à quoi vous pouvez me pousser…

— Mais je sais où je puis vous mener.

— Moi ?… où donc ?

— À la potence.

— Damnation ! Toujours votre vieille menace ! Mais vous savez, John, que rien n’est plus faux que cette accusation…

— Avez-vous des témoins à votre décharge qu’il vous soit possible de produire, Hickmann Holt ? Non ; et vous savez bien qu’un mot de moi pourrait faire accourir ici tous les limiers de la loi. Et vous n’ignorez pas quel est le sort réservé aux meurtriers ?

— Oh ! ce serait infâme de votre part, John Stebbins. Vous n’en viendriez point à cette extrémité ?

— Si vous m’y forcez…

— Être conspué, méprisé, condamné par la justice d’après un faux témoignage, ce ne serait rien, murmura le squatter en se laissant tomber sur un siège ; mais perdre l’estime de mes filles, les voir s’éloigner de moi avec terreur, avec haine peut-être, si elles pouvaient