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de son visage, la largeur de ses yeux brillants sous l’arc bien dessiné de ses sourcils, et surtout la parfaite insouciance, l’absence de vanité avec lesquelles le chasseur montrait sa noble prestance et ses traits sympathiques.

Mais ce qui attira sans doute le plus l’attention d’Édouard Warfield, c’est que le chasseur paraissait être sinon inconnu, du moins sans un ami au milieu de cette réunion. La plupart des gens qui étaient là, surtout les gentlemen vêtus de drap fin, affectaient un air de supériorité avec lui comme s’il n’était pas leur égal. Cependant il ne paraissait pas homme dont on pût se moquer impunément ; mais la hauteur n’est pas la raillerie, et peut-être ces gentlemen bien posés ne voulaient-ils qu’établir la distance entre eux et la pauvreté évidente du chasseur. Elle se montrait dans son costume ; si sa tunique de daim était belle, l’usure l’avait beaucoup râpée ; les bandes de drap vert qui entouraient ses jambes étaient devenues d’un brun verdâtre ; d’autres minces détails attestaient qu’il avait une bourse légère, à peu près aussi légère que celle de son muet admirateur.

L’uniforme que portait ce dernier ne lui valait pas plus de suffrages auprès des gentlemen élégants de la compagnie ; l’habit militaire n’obtient pas aux États-Unis la considération dont il jouit dans d’autres pays. De tous les convives présents, c’était le jeune chasseur qui paraissait le plus porté à éprouver de la sympathie pour le capitaine. Peut-être conjectura-t-il à l’usure de l’uniforme et à la solitude d’Édouard Warfield que ce jeune homme était pauvre et étranger. En tout cas, — cette sympathie réciproque et muette des deux parts était spontanée et sincère.

Après le souper, Édouard Warfield voulut se mettre en rapport avec le maître d’hôtel, dont le nom était Kipp, ou plutôt « le colonel Kipp », comme il l’avait entendu dire par les convives. Bien qu’il eût l’intention de passer la nuit à Swampville, le capitaine avait hâte d’obtenir quelques renseignements sur sa propriété, et il supposait que le maître d’hôtel pourrait lui en donner.

Il trouva ce personnage sous la véranda, installé dans un fauteuil à bascule, ses pieds élevés de quelques pouces au-dessus du niveau de son nez, car ils reposaient sur la balustrade du balcon, au-delà de laquelle ses grandes bottes se projetaient d’un demi-mètre au moins sur la rue. Si le capitaine n’avait pas entendu nommer « colonel » ce M. Kipp, il aurait eu de la peine à allier ce titre avec la vulgarité de cet individu.

Ce gentleman ne daigna s’apercevoir de l’intention qu’avait son hôte de lui parler que lorsqu’Édouard Warfield se fut arrêté à trois pas de son fauteuil branlant. Alors il ramena à lui ses longues jambes, se tourna à moitié sur son siège, et, sans se lever, il dit d’un ton d’interrogation :

« Vous appartenez à l’armée, monsieur ?

— Non, répondit brièvement le capitaine. Je viens de quitter le service.

— Arrivant de Mexico, je présume ?

— Oui.

— Affaires à Swampville ?

— Précisément, monsieur Kipp.

— On a la condescendance de m’appeler colonel, dit le personnage avec un doux sourire. Mais étant étranger, vous pouvez ignorer…

— Je vous fais mes excuses, colonel Kipp. Venant pour la première fois dans cette ville…

— Oh ! très juste, ne faites point d’excuses, dit M. Kipp, flatté du titre de cité que le capitaine venait d’octroyer au bourg de Swampville. Et vous venez ici pour affaires ?

Le capitaine, peu désireux d’entretenir de ses intérêts le maître d’hôtel, tout colonel que celui-ci tint à être, répondit à cette question par une autre :

« Connaissez-vous, dit-il, une place appelée la clairière de Holt ?

— Eh ! oui ; il y a un lieu que l’on nomme ainsi.

— Est-ce loin de Swampville ?

— À six milles environ de distance, près du Mud-Creek.

— Y a-t-il un squatter ?

— Eh ! je le pense… naturellement.

— Pourrais-je me procurer ici, colonel, un guide qui m’accompagnerait à la clairière ?

— Ah ! Ah !… Tiens, au fait, voyez-vous ce jeune homme coiffé d’une casquette de racoon ? C’est un des squatters de Mud-Creek. Il pourrait vous servir de guide, s’il y consentait. »

En disant ces mots, le colonel Kipp désignait le chasseur qu’Édouard avait remarqué au souper et qui s’occupait dans la cour à seller un maigre cheval et il ajouta :

— Quelle diable de raison peut vous mener au fond des bois, à la clairière de Holt ?