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« Eh bien ! mon cher Édouard, vous avez donc suivi l’exemple général. Quel statisticien dénombrera les milliers de sabres rentrés au fourreau ! Les uns sont transformés en bêches, et vont fouiller les placers de la Californie ; les autres vont être suspendus dans des comptoirs ou dans des cabinets de travail pour s’y rouiller dans une glorieuse paresse. Et vous aussi, vous voulez abdiquer votre titre militaire et tâter de la vie civile ! Votre nom de Warfield[1] vous prédestinait pourtant à rester sous les drapeaux.

— Et qu’y faire, puisqu’on ne se bat plus ? répondit le jeune capitaine d’éclaireurs. D’ailleurs, je vous l’avouerai, je suis las de cette existence tumultueuse ; elle pouvait me plaire quand elle avait l’attrait du danger affronté utilement, c’est-à-dire pour conduire à la paix ; mais je ne suis point fait pour la vie de garnison à quelque frontière, avec la perspective d’être le gendarme de quelques misérables tribus de Peaux-Rouges. Vous devez comprendre ce sentiment, vous qui avez quitté l’armée avant moi, et qui avez cependant du sang héroïque dans les veines, puisque vous êtes le petit-fils de ce chef intrépide…

— Oui, oui, c’est une belle odyssée que celle de mon grand-père. Partir à la tête de quarante familles, faire trois cents milles dans cette région alors presque inexplorée, venir fonder Nashville au cœur même de cette « terre sanglante », comme on appelait le Tennessee, c’est un bel état de service, et ces pionniers nous valaient bien. Mais pour en revenir à vous, si vous le permettez, mon cher Ned, à quoi comptez-vous employer votre jeunesse et votre énergie ? »

Le jeune capitaine sourit un peu tristement : « Dans les nuits au bivouac, dit-il. quand je ne dormais pas, je me suis souvent demandé ce que je deviendrais à l’heure du licenciement, et vous savez, commandant, que, dans de semblables rêveries, on établit une sorte de bilan de ressources. Or, je n’ai à compter que sur moi. Tel que vous me connaissez, je suis peu propre au commerce ou à tout ce qui me forcerait à une dépendance civile. Aussi, tous mes rêves étaient-ils de jouir de moi-même dans la solitude d’un désert.

— Bah ! par amour du contraste sans doute, et au milieu du bruit de nos camps, on pouvait se laisser aller à rêver ainsi ?

— Peut-être, et à vous dire vrai, commandant, ce n’est pas une solitude d’ermite que je souhaitais, mais une plantation dans un district reculé, une maison égayée par la présence d’une femme qui serait la mienne… Mais ce dernier point est le couronnement de mon songe, la récompense des efforts que j’aurai à faire pour défricher mon terrain. Et après tout, si lointaine que soit cette heureuse perspective, ne me découragez point de l’envisager, je vous en prie. Quelle autre est ouverte devant moi ? Quelle récompense nous a donnée le gouvernement ? Ce morceau de papier bon pour tant d’acres de terre à prendre sur son territoire. Le mien est de six cent quarante acres ; si je voulais le négocier, il vaudrait, en temps ordinaire, un dollar et demi par acre ; mais le marché étant inondé de ces valeurs, à peine en tirerais-je la moitié si je cherchais à en faire de l’argent. À part ce chiffon de papier, quels sont mes biens ? mon cheval arabe qui m’a si vaillamment porté dans nos campagnes, mon cher rifle, ami tout aussi éprouvé et non moins fidèle, une paire de pistolets de Colt, une « lame de Tolède » prise à l’assaut de Chapultepec ; ajoutez-y le reste de ma paye du mois dernier, c’est-à-dire point assez d’argent pour me procurer un habit civil, ce qui fait que mon uniforme n’est autre qu’une tunique de Nessus, impossible à arracher de mes épaules. Avec tout cela, je n’étais point capable de vendre mon bon de terrain pour la valeur d’une chanson ou d’un souper, comme beaucoup de mes camarades, car avant de venir frapper à votre porte, mon cher commandant, j’étais si résolu à réaliser mon rêve dans celles de ses parties qui sont à ma disposition, que je suis allé au Land-Office (bureau des terrains). Décidé à m’établir dans le Tennessee pour n’être pas trop loin de vous, j’ai choisi la section numéro 9 pour ma future plantation. L’employé me l’a représentée comme un endroit fertile situé dans la « Réserve de l’Ouest », près des rives de l’Obion, et non loin du confluent de cette rivière avec le Mississipi. Il m’a dit ensuite qu’il croyait avoir entendu dire que cette terre avait été améliorée par un pionnier, un squatter ; mais il ne savait si cet homme était mort ou l’occupait encore. « En tout cas, ce squatter sera trop pauvre pour payer le droit de préemption, indemnité qui permet aux pionniers de garder leur terrain en en donnant le prix au propriétaire légal, et

  1. Warfield signifie champ de guerre.