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travail consciencieux de ces braves gens, on voyait bien qu’ils appartenaient à des maîtres doux et humains. Un directeur, qui n’était point M. Trusty, surveillait leurs travaux, et l’on ne devinait ses fonctions qu’à son costume qui était presque celui d’un gentleman, car il n’avait pas en main le fouet qui est le sceptre des commandeurs d’esclaves.

Le même air de satisfaction régnait dans la domesticité de Mount-Welcome ; les filles de service mettaient le couvert pour le déjeuner en chantonnant ces airs créoles qui ont tant de naïve mélodie, et c’est à peine si elles s’interrompirent lorsque les maîtres de la maison, Herbert Vaughan et sa jeune femme Kate, parurent dans la salle et se mirent à table.

Comme autrefois, l’heure du déjeuner était celle de la poste, mais aucun des deux époux n’était préoccupé de l’arrivée du courrier. Que leur importaient les nouvelles du dehors ! Leur horizon n’était pas plus large que celui de leur chère vallée, où les bénédictions de tous accroissaient chaque jour leur bonheur,

Mais la poste n’a de respect ni pour l’anxiété ni pour l’indifférence : elle surprend indistinctement les heureux et les affligés, et elle déposa sur la table à côté d’Herbert une lettre qui aurait eu chance de n’être pas ouverte très vite, si les timbres étrangers n’eussent par hasard frappé la vue du jeune planteur.

« Kate, ma chère Kate, dit-il après avoir parcouru les premières lignes de la lettre, c’est notre ami Cubissa qui nous écrit.

— Quoi ! reviendrait-il sitôt ? s’écria la jeune femme.

— Oui. Je savais bien qu’il ne pourrait s’habituer à vivre parmi les sauvages, tout prince qu’ils l’aient fait. Il a épousé Yola, qu’il ramène avec lui, et il me demande si nous voulons lui vendre cette pièce de terre qui s’étend au delà du Jumbé-roc. Le vieux roi des Foolahs lui a, dans sa reconnaissance, donné une assez grosse somme, et il désire se faire planteur.

— Quel bonheur ! nos amis seront donc auprès de nous ! s’écria Kate.

— Êtes-vous de mon avis, ma bonne et chère Kate ? Nous ne vendrons pas cette terre à Cubissa, nous le forcerons bien à l’accepter de notre amitié. Y consentez-vous ? car c’est de votre bien que je dispose ainsi.

— Ah ! s’écria mistress Vaughan, vous savez bien, Herbert, que je tiens tout de vous. Je m’en fais gloire, d’ailleurs. J’étais pauvre et orpheline ; vous m’avez rendu en vous une famille, et vous seul possédez la fortune dont vous me faites jouir.

— Ah ! c’est ainsi, répondit Herbert d’un ton de douce ironie, c’est ainsi que vous manquez à nos conventions en refusant d’avouer que c’est moi qui vous dois tout. Je vais me venger de vous tout de suite. Vous savez que le tribunal de Savannah vient de m’adjuger les biens de Jacob Jessuron à cause de notre parenté éloignée. Eh bien ! j’avais de la répugnance à gérer cette propriété qui me rappelle de si cruels souvenirs. Dès que Cubissa sera revenu, je la lui donnerai. M’approuvez-vous ?

— Oh ! cher Herbert, vous êtes le meilleur des hommes ; mais est-ce là tout ce que vous dit le capitaine dans sa lettre ? »

Herbert reprit la missive de Cubissa qu’il avait posée sur la table pendant cette conversation.

« Bonté du ciel ! quelle singulière histoire ! s’écria-t-il, après l’avoir parcourue de nouveau. Le capitaine du négrier qui avait amené le prince Cingües à la Jamaïque a eu l’audace et la sottise de retourner sur la côte africaine, et les Foolahs ont tiré de lui une terrible vengeance. Malgré l’intervention de Cubissa, il a été massacré.

— Oh ! dit Kate, je comprends que Cubissa n’ait pu demeurer dans une contrée où la justice est si sommaire.

— Vous oubliez, chère Kate, qu’il y aurait bien à redire sur la façon dont est parfois rendue, dans notre Jamaïque, ce qu’on appelle la justice. Notre triste et lugubre histoire est là pour l’attester. Quant à ce négrier, n’avait-il pas cent fois mérité son sort ?

— J’ai l’horreur de la violence, dit Kate, quel que soit le lieu où elle se commette.

— Et vous avez grand’raison, mon amie, car la violence amène la violence. Fasse Dieu qu’elle puisse à jamais disparaître de la terre !

— Notre Cubissa, ajouta Herbert, a un devoir sacré à remplir ici ; sa fortune n’a pas pu lui faire oublier qu’il est le capitaine, le chef des pauvres Marrons ; il a à cœur d’améliorer le sort de ses camarades des bois, car il a tous nos sentiments, ma chère Kate. Il sait qu’aucun homme ne doit jouir en égoïste du personnel que Dieu lui a accordé, et que