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M. Smythje, en costume de soirée, car il s’habillait chaque soir par respect pour les habitudes de la fashion, baillait désespérément dans un fauteuil pendant que Kate jouait de la harpe ; tous les deux étaient dans la grande salle en compagnie de Yola et de M. Trusty, lorsqu’ils entendirent tout à coup des vociférations furieuses part ant des étages inférieurs. Presque aussitôt une dizaine d’hommes armés, les uns masqués, les autres à visage découvert, mais tous hideux d’aspect, se précipitèrent dans la salle.

L’un d’eux, d’une stature colossale, masqué et couvert d’un manteau qui dissimulait mal la gibbosité de ses épaules, courut vers Kate, lui lia les poignets et l’enleva dans ses bras nerveux.

Smythje fit mine de lui opposer quelque résistance, mais d’un seul coup de poing, l’homme masqué envoya le cockney rouler sur le parquet. Cette épreuve épuisa la provision de courage et de dévouement de M. Smythje qui, sans attendre un second horion, se releva et s’enfuit par une porte de dégagement.

Dans les autres parties de l’habitation, les cris de terreur succédaient aux cris de surprise. Les domestiques accoururent, mais un coup de fusil suffit pour mettre en déroute la bande des serviteurs qui se répandit dans les champs de cannes et dans le village nègre.

En quelques secondes, les bandits furent les maîtres de Mount-Welcome. Quand ils eurent mis les buffets et les armoires au pillage, ils amassèrent les meubles en un monceau dans la grande salle et mirent le feu aux quatre côtés de ce bûcher improvisé.

Quelques instants après, l’habitation était en flammes. La campagne se couvrit bientôt de lueurs sanglantes et les brigands, satisfaits de leur œuvre, songèrent à reprendre le chemin de leurs repaires.

Il avait été convenu qu’Adam emporterait tout le butin et que Chakra irait le partager avec lui après avoir mené Kate au Trou-du-Spectre. Aussi le myal-man n’attendit pas le dernier acte des brigands, qui était l’incendie, pour accomplir cette part de sa vengeance à laquelle il tenait plus qu’à toute autre. Moitié portant, moitié traînant la malheureuse jeune fille qui s’était évanouie de terreur, il rejoignit son trou de hibou du précipice, et Kate ne s’éveilla que sur le lit de bambous de la hutte où Chakra l’avait déposée.

Bien qu’elle ne comprit pas encore toute l’horreur de sa situation, la pauvre enfant sentit bien qu’elle n’était pas en proie à un cauchemar, mais qu’elle avait en face d’elle la plus affreuse des réalités, quand elle vit se pencher sur sa couche la grimaçante figure de Chakra.

Il s’apprêtait à la torturer en insultant à sa détresse quand deux coups de sifflet retentirent au dehors.

« Ah ! se dit Chakra en grommelant à voix basse, que me veut le Juif à l’heure qu’il est ?… Un troisième coup !… Il ne me fait ce signal que dans de graves occasions… Mais il ne faut pas qu’il voit ici cette jeune fille. »

Le myal-man plongea les doigts dans un sac dont il tira une fiole longue et étroite, pleine d’un liquide brun.

« Allons ! Lily Quasheba, dit-il d’une voix tonnante à la pauvre Kate, vous allez prendre une gorgée ou deux de ceci. N’ayez pas peur, c’est très bon ! »

Kate recula instinctivement, mais le monstre la saisit par les tresses de ses cheveux qu’il noua autour de ses doigts osseux, la forçant ainsi à pencher la tête en arrière ; de l’autre main, il introduisit entre les lèvres de Kate le goulot de la bouteille, afin de la forcer à boire le contenu.

Quelques secondes après, le visage de la jeune fille se couvrit de la pâleur de la mort. Un léger tremblement l’agita, ses membres parurent avoir perdu toute force, et elle retomba inerte sur le lit de bambous.

Chakra enleva Kate comme une plume, et sortant de sa hutte, il alla cacher la jeune fille inanimée dans une excavation connue de lui seul et située au-dessous de la cascade ; puis il courut à son canot pour répondre à l’appel de Jessuron, dont le sifflet résonnait encore.

« Pourquoi ne me répondiez-vous pas ? dit le Juif d’un ton impatient au myal-man.

— Excusez-moi, je dormais.

— Quand Mount-Welcome est en flammes ! à d’autres, vieux Chakra. Je reconnais là votre main, mais vous n’avez pas pu agir seul. Adam et les nègres de Trelawney en étaient-ils ? Répondez sans ambages. J’ai besoin d’eux et de vous.

— Eh bien ! oui, mais Adam est en route pour ses montagnes.

— Il s’agit de le ramener avec ses hommes au plus vite. Je cours un danger. Blue-Dick,