Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/384

Cette page n’a pas encore été corrigée

« Hum ! fit-il, précautions assez inutiles ! Les gens de là-bas ne sont pas batailleurs. On dit que le seigneur anglais, nouvellement arrivé à Mount-Welcome, a peur de son ombre, et, quant aux noirs, la seule vue des armes les effrayera. Puis, si cela ne suffit pas, je jette mon masque, et l’apparition de Chakra les fera courir une semaine durant ! »

Pendant ce monologue, le myal-man tirait de sa couchette une fiole, qu’il tint quelques minutes devant la lumière.

« J’ai gardé cette fiole pour cette occasion, ajouta-t-il en la plaçant dans une poche de son kaross. C’est, une de mes armes les plus sûres. Quand les garçons auront goûté à ce rhum, il n’y a pas de danger qu’ils retournent sur leurs pas. Par Obi ! il fait noir au dehors ; il est temps d’avertir Adam ! »

Et le myal-man, ayant fermé la porte de sa hutte, s’éloigna rapidement.

La nuit était venue. Un rideau de nuages épais voilait le ciel. Vallées et montagnes disparaissaient dans cette obscurité ; la masse du Jumbé-roc se perdait elle-même dans la sombre étendue de la voûte céleste.

Un homme gravissait le chemin de la ravine, qui débouchait au sommet du roc. Quel autre que Chakra, le myal-man, aurait pu errer à cette heure sur le pic redouté !

C’était lui, en effet. En mettant le pied sur la plate-forme, il défit le nœud qui retenait son manteau sur ses épaules, prit le bâton qu’il avait apporté, et attacha solidement par une corde le vêtement à l’un des bouts ; puis il se dirigea vers le palmier, posa le bambou transversalement sur le tronc, aussi haut que sa main put atteindre, et le lia solidement à l’arbre.

Le kaross se trouvait ainsi étendu dans toute sa largeur.

En faisant ces préparatifs, Chakra avait orienté le manteau ; celui-ci faisait face, d’un côté, à la vallée de Mount-Welcome, tandis que de l’autre, il était tourné vers les « terres noires » de Trelawnay, contrée sauvage, où ni État, ni plantation, ni penn n’avaient été établis.

Les colonies de noirs qui peuplaient cette solitude appartenaient à diverses catégories : esclaves fugitifs hors la loi, assassins et voleurs y trouvaient un refuge, et formaient dans ces montagnes des bandes organisées qui défiaient toutes les poursuites.

Chakra connaissait plusieurs de leurs chefs, et c’était pour communiquer avec l’un d’eux qu’il préparait son signal.

Satisfait de ses arrangements, le nègre prit sa lanterne, et, l’ayant attachée au kaross, du côté dirigé vers les montagnes, il mit le feu à la mèche.

La lumière, réfléchie par des morceaux de verre placés dans la citrouille, aurait pu être vue à la distance de plusieurs milles, tandis qu’elle était complètement cachée pour ceux qui se trouvaient du côté des plantations. Les bords saillants de la calebasse empêchaient les lueurs de traverser, et le kaross étendu limitait et amortissait le rayonnement qui aurait trahi la présence du fanal. Les nègres des montagnes de Trelawney devaient seuls l’apercevoir.

Au bout d’un instant, une vive lumière éclaira le sommet d’une éminence éloignée et disparut après avoir brillé trois fois. Satisfait de cette réponse à son signal, Chakra s’assit sur la roche, jusqu’au moment où ses réflexions furent interrompues par le cri d’un oiseau très commun à la Jamaïque, et que l’on nomme le solitaire.

Cette note, douce et grêle, n’était que l’imitation du cri de l’oiseau, dont Adam se servait pour avertir le myal-man de son approche.

Chakra porta à ses lèvres un petit roseau dont il tira un son sinistre, semblable au gémissement du butor, bientôt après, six hommes émergèrent de la ravine et parurent sur la plate-forme.

« Nous voici, lestes, bien armés et munis de nos masques, lui dit Adam après l’avoir salué. S’agit-il pour ce soir de la grande affaire ?

— Justement, répondit Chakra, mais nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages. Il s’agit, camarades, d’aller donner l’assaut aux plats d’argent de Mount-Welcome, et j’espère qu’aucun de vous ne boudera devant cette besogne. Mais vous avez marché. Que diriez-vous d’une gorgée de rhum pour vous réchauffer et vous donner du cœur à l’ouvrage ? »

Le flacon que Chakra avait apporté fit le tour de la sinistre bande qui descendit ensuite de l’autre côté de la ravine, sur les traces du myal-man.

Vers onze heures du soir, l’habitation de Mount-Welcome était encore brillamment éclairée, le custos ayant laissé l’ordre de maintenir en son absence les coutumes de la maison.