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dèrent avec aussi peu de cérémonie que deux tigres qui se rencontrent dans une jungle.

« Eh bien, Chrakra, dit le Juif, vous m’apportez des nouvelles ? J’allais, moi, en chercher chez vous. Êtes-vous allé à Savannah ? Tout s’est-il bien passé sur la route ?

— Oui, répondit le myal-man d’un air de cruel triomphe ; son corps, à l’heure qu’il est, est aussi froid que le cœur d’une pastèque et aussi raide que le squelette du vieux Chakra ! Ah ! Ah !

— Et Obi a tout fait ?… Il n’y a pas eu besoin ?… »

Le Juif tressaillit et se tut ; il avait été sur le point de laisser échapper des paroles qu’il eût regrettées.

« Vous n’avez pas eu besoin… de vous en mêler vous-même ? dit-il en se reprenant.

— Je vous ai dit que le philtre suffirait… c’est dans un autre but que je l’ai suivi. Mais qui vous a donc raconté que j’étais parti sur ses traces ?

— Je n’en étais pas sûr, bon Chakra ; c’est un mot de Cynthia qui me l’a fait supposer.

— Hum ! cette fille parle trop. Elle aura la langue liée avant peu ; sans cela, elle pourrait nous attirer des désagréments… Mais nous en viendrons à bout. Peu importe. Le plus pressé, maître Jacob, c’est de lâcher vos cinquante pounds ; le jeu est fini, l’ouvrage est fait, il est temps de payer.

— J’ai apporté la somme, Chakra. Elle est en bel or rouge. La voilà dans cette bourse de cuir. Le compte y est, vous pouvez vérifier… Ah ! c’est beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent ! »

Sans répondre à cette exclamation de regret, le myal-man glissa la bourse dans son kaross.

« Vous êtes bien heureux, vous, lui dit le Juif, vous voilà tout à fait débarrassé de vos ennemis. Il me reste des inquiétudes, à moi. Mon teneur de livres a quitté le penn ce matin, et j’ai des motifs de croire qu’il est en compagnie de ce capitaine de Marrons dont je vous ai parlé l’autre jour. Je ne sais ce qu’ils machinent ensemble, mais je crains que ce ne soit quelque chose contre moi. Peut-être aurai-je besoin de vous pour cette affaire, Chakra, car je donnerais, oui, je donnerais trois fois cinquante pounds pour qu’il n’y ait rien de travers entre le jeune Vaughan et moi.

— N’importe, maître Jacob, le jeune homme peut revenir, il faut attendre pour savoir ce qu’il compte faire, et si je puis être utile à ce sujet… mais il est tard.

— Oui, je ne veux pas vous retenir plus longtemps, Chakra. Il va faire bientôt jour, il faut que j’essaie de dormir un peu ; mais, en vérité, je n’aurai de bon repos que lorsque j’aurai retrouvé le jeune homme. »

En disant ces mots, Jacob Jessuron tourna sur ses talons et s’éloigna, prenant congé de son associé sans plus de cérémonie.

« Hum ! fit le myal-man dès que le Juif fut parti, il y a quelque chose qui le tourmente. Est-ce qu’il voudrait se débarrasser du jeune master anglais pour hériter tout seul, ou craindrait-il que cet Herbert ne tirât vengeance de la mort du custos ?… Je le saurai… Mais il faut aller dormir ; j’ai besoin de mes forces pour la nuit prochaine, et… »

Un éternuement qui semblait partir du bosquet voisin le fit s’arrêter. Cynthia aurait en ce moment donné tout au monde pour se trouver, saine et sauve, dans la cuisine de Mount-Welcome.

Longtemps avant que la conversation des deux complices se fût terminée, la mulâtresse avait résolu de ne jamais revoir le myal-man. Et maintenant la rencontre était inévitable.

Il répondit à cet éternuement par un : hum ! de mauvais augure et se dirigea vers le taillis d’où le bruit était parti.

« Par Obi ! s’écria-t-il à haute voix, l’un de ces arbres serait-il enrhumé ? Ce ne peut être un oiseau qui éternue ainsi… Je parierais pour une femme noire ! Holà ! vous, recommencez, s’il vous plaît, que je sache si vous êtes un homme ou une femme ! »

Chakra continua après un moment de silence :

« Vous refusez ? alors, par Obi ! je ne dirai pas de quelle espèce vous êtes, mais je jure par le grand Accompong que si vous avez entendu ce que j’ai dit, votre vie ne vaut pas une pipe de tabac. »

En proférant cette menace, Chakra entra dans le taillis, et ses longs bras fouillèrent le terrain.

« Ah ! ah ! » fit-il en apercevant un corps de femme blotti dans les buissons.

Et la prenant par les épaules, il la conduisit au milieu de la clairière.

« Cynthia ! s’écria-t-il quand la lumière tomba sur l’esclave.

— Oui, murmura la mulâtresse éperdue, c’est moi, Chakra.