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— Je jurerai que nous n’avons pas tué le custos, dit à son tour Manuel.

— Crambo ! pourquoi l’avoir frappé, alors ? Vous ne pouvez nier avoir fait ces blessures ? dit Cubissa.

— Seigneur capitaine, répondit Andrès, qui paraissait être l’orateur dans les occurences délicates, nous ne nions pas cela. C’est vrai, je le confesse, nous avons enfoncé une ou deux fois nos sabres à travers le corps du défunt.

— Dites une douzaine de fois, corbeau ! interrompit le lieutenant.

— Comme vous voudrez, je ne discuterai pas sur quelques coups de plus ou de moins ; c’est un pari que nous avons fait, Manuel et moi.

— Un pari ! Quelle profanation ! s’écria Herbert.

— Comme je vous l’ai dit, maîtres, nous allions à Savannah. En apercevant ce cheval devant la hutte, nous avons eu l’idée d’y entrer pour voir qui y avait élu domicile ; et en voyant un homme mort couché là, nous avons été émus, presque hors de nos sens. »

Un murmure d’indignation couvrit la voix de l’Espagnol ; il ne parut pas s’en affecter et poursuivit de son même ton rusé et cynique :

« Après quelques instants nous surmontâmes notre frayeur, et Manuel me dit : Pensez-vous, camarade, qu’il puisse sortir du sang d’un corps mort ? — Non, fis-je, pas même une goutte. — Je parie que si, reprit Manuel. — Combien ? lui répondis-je. — Cinq pesos. — Fait ! m’écriai-je, et pour accomplir ce pari, nous enfonçons nos machetes dans le cadavre… Nous ne lui avons fait aucun mal, après tout.

— Cette histoire, dit Herbert, est aussi odieuse que l’aurait été le crime ; et malgré sa subtilité, vos cous n’échapperont pas à la corde.

— Oh ! Monsieur, s’écria Andrès avec une mine contrite, nous avons tout de suite regretté notre légèreté, et pour la réparer, après avoir prié pour l’âme du trépassé, nous l’avons décemment couvert de son manteau avant de nous retirer.

— Menteur ! s’écria Quaco, voyez les trous dont le drap est criblé. Vous avez frappé le custos à travers son manteau !

— Ah ! bégaya Andrès confondu ; maintenant je me rappelle que… »

Il n’eut pas le temps de finir sa justification, des chevaux venaient de s’arrêter sur le seuil de la hutte, et deux hommes se présentèrent sur le seuil : c’était le vieux Plute accompagné du commandeur de la plantation de Content.

Presque aussitôt plusieurs nègres arrivèrent, portant un brancard qui, destiné à un malade, devait rapporter un mort à la plantation.

Des trois magistrats qui avaient condamné le myal-man, deux reposaient dans la tombe depuis trois mois environ, et le troisième venait de succomber.

La mort des deux premiers n’avait pas éveillé de soupçons ; mais Chakra n’osait espérer qu’il en serait de même du custos, Jessuron l’ayant forcé de précipiter le dénoûment. Cette fin subite, qu’aucune cause naturelle n’expliquait, devait être le sujet de suppositions qui, suivant toute probabilité, amèneraient l’autopsie du cadavre.

Le myal-man savait qu’on devait y trouver autre chose que la sève de la fleur de Savannah ou de la branche de calalue, et que la maladie à laquelle le custos venait de succomber serait infailliblement qualifiée d’empoisonnement.

L’esprit de Chakra n’était donc pas tranquille, surtout en ce qui regardait Cynthia.

Non pas qu’il suspectât la discrétion de son alliée ; mais il doutait de son intelligence et de son habileté à répondre aux questions du coroner.

À peine avait-il quitté la hutte qu’il commença à se demander comment il se délivrerait de sa complice.

Jessuron ne lui inspirait pas les mêmes craintes ; outre qu’il était trop compromis pour ne pas garder le silence, le marchand d’esclaves était trop rompu à toutes les roueries pour ne pas savoir garder un secret.

Lorsque le crépuscule eut fait place à la nuit, le myal-man quitta les sentiers détournés pour prendre la grande route. Il marchait avec une rapidité incroyable ; ses longues jambes de babouin, fendues comme des pincettes, lui permettant d’aller aussi vite qu’une mule au trot.

Arrivé au chemin de Carrion-Crow, et enfin en vue du Jumbé-roc, Chakra prit un sentier qui, s’enfonçant dans le bois, aboutissait dia-gonalement à la montagne ; c’était le même qu’Herbert et Cubissa avaient parcouru de grand matin.