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ordinaire des nègres. Le serviteur y étendit une couverture de cheval et y déposa son maître.

Après lui avoir donné à boire, il monta à cheval et partit au galop pour Content, afin d’aller chercher du secours.

Loftus Vaughan resta seul.

Les pas du cheval avaient à peine cessé de se faire entendre qu’une forme humaine se présenta derrière la porte à claire-voie de la hutte.

Malgré la souffrance qui lui arrachait des gémissements continuels, le malade vit l’ombre se projeter sur le sol et en conclut que quelqu’un allait entrer.

Selon toute probabilité, la présence d’un être humain lui aurait paru un secours du ciel dans la situation abandonnée où il se trouvait, s’il n’avait semblé au planteur reconnaître vaguement une silhouette qui lui rappelait une créature disparue du séjour des vivants : le myal-man Chakra.

La case était tournée vers l’occident ; il n’y avait pas d’arbres devant la porte, rien pour intercepter les rayons du soleil couchant, qui répandaient sur le sol une lueur rougeâtre.

La tête du survenant, bizarrement éclairée, prenait des proportions gigantesques : la bouche ouverte montrait des dents formidables ; les épaules, surmontées d’une bosse énorme, étaient accompagnées de long bras de singe…

Paralysé par la terreur, le malade n’articula pas un mot lorsque le fantôme, franchissant le seuil de la case, s’avança vers lui. Si troublée que fût sa vue, si confuses que fussent ses pensées, il reconnaissait que ce n’était pas une hallucination, mais un être vivant, le myal-man en personne.

Un cri strident s’échappa de sa poitrine. Par un effort suprême, il essaya de se lever, mais il retomba sans force sur sa couche. Le geste menaçant du nègre lui fit comprendre que toute fuite était impossible.

« Ah ! dit Chakra avec ironie, inutile de chercher à t’enfuir, inutile d’user tes dernières forces ! Si tu faisais seulement un pas, tu tomberais comme le veau qui vient de naître, entends-tu, vieux fou ? »

Un gémissement fut toute la réponse du malade.

« Ah ! crie, custos, crie jusqu’à te briser la poitrine… Tu as bu la mort, et lorsque les derniers rayons du soleil quitteront cette case, tu seras allé rejoindre tes deux confrères les juges. Tu seras dans l’autre monde où vont les riches seigneurs et les esclaves noirs… Tes deux amis ont connu ma puissance ; mais toi… Chakra t’a gardé pour le dernier.

— Grâce ! grâce ! murmura le mourant.

— As-tu fait grâce au vieux myal-man quand tu as ordonné de l’enchaîner au palmier de la montagne ? Tu mourras !

— Chakra, supplia l’agonisant, sauve-moi ! sauve-moi et je te donnerai liberté, fortune, tout ce que tu voudras…

— La liberté ! cria le nègre d’un ton de triomphe, je l’ai ! Tu me l’as donnée en me condamnant. De l’argent ! n’en ai-je pas autant que je veux avec mes philtres ? Le seul don que tu puisses me faire, il m’appartiendra quand je le voudrai.

— Quoi ? fit machinalement le mourant en regardant son ennemi.

— Maintenant que je suis libre et riche, il me manque d’être servi par des esclaves à mon tour, et quand tu seras mort, je prendrai ta fille, Lilly Quasheba, pour me venger sur elle de toutes les cruautés que tu as exercées sur tes serviteurs, car elle sera l’esclave du myal-man, cette fille de blanc et de quarteronne. »

Le myal-man se pencha sur le custos, qui était resté immobile.

« Je crois qu’il est mort, » se dit-il.

En entendant le nom de sa fille proféré par ce démon, un cri d’angoisse s’était échappé des lèvres du moribond ; il s’était couvert la face de son manteau, comme pour se soustraire à quelque horrible vision, et le poison avait achevé sa tâche !

Chakra étendit ses longs bras, souleva le manteau et regarda avec une joie sauvage les traits rigides de son ennemi.

Soudain, comme si la mort lui eût fait peur, il laissa retomber le vêtement et s’enfuit à toutes jambes hors de la hutte.

Le soleil s’éteignait dans le bleu Caribbeau, et le crépuscule qui depuis longtemps planait sur la vallée, étendait maintenant sa robe de pourpre sur le sommet de la colline. Les ombres projetées par les grands arbres de la forêt se perdaient dans les ténèbres naissantes, ainsi que le contour de la case où régnait un silence de mort.

On entendait au dehors le cri sinistre de la chouette et la plainte du potoo qui traversait le ciel en cherchant sa proie ; à ces sons