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le récit de Quashie, en réveillant chez son maître des terreurs à peine oubliées, contribuait à augmenter la tristesse dont Loftus Vaughan souffrait au moment de son départ.

Si le custos était préoccupé et morose, sa fille ne paraissait pas dans une meilleure situation d’esprit.

Pour la première fois, le rang infime quelle occupait dans la société de l’île lui était révélé ; elle connaissait la tache de sa naissance. Le planteur lui avait dit la veille la vérité sur les motifs qui nécessitaient son départ.

Kate n’était pas de nature ingrate ; elle avait été touchée de cette preuve de sollicitude par laquelle son père lui assurait toute sa fortune ; mais peut-être lui en aurait-elle été plus reconnaissante, s’il n’avait pas ajouté que le désir d’assurer le mariage de sa fille avec M. Smythje était un de ses motifs les plus pressants.

Or, plus la jeune fille voyait le cockney, et moins elle découvrait en lui les qualités qui font le chef de famille, et l’homme dont une femme sérieuse est fière de porter le nom. M. Smythje, d’ailleurs, ne paraissait pas se douter des intentions matrimoniales de son hôte, et son attitude envers Kate ne les justifiait en rien ; car il passait ses journées à se parer, à chantonner des airs d’opéra, et à bâiller en jurant que le séjour des colonies était bien inférieur en plaisirs à celui du moindre village des Trois-Royaumes.

Durant les quelques minutes que dura le déjeuner, pas un mot ne fut échangé entre le père et la fille. Le planteur touchait à peine aux mets qui lui étaient présentés. Après avoir pris plusieurs tasses de café, il quitta la table et se revêtit de son pardessus.

Pendant les derniers préparatifs du custos, la mulâtresse Cynthia allait et venait, en proie aune agitation nerveuse.

Dès le commencement du repas, elle s’était retirée dans une pièce adjacente à la salle pour y procéder à la préparation du « swizle », et, quelqu’un lui ayant demandé par quelle raison elle préparait si matin ce breuvage, destiné aux heures chaudes du jour, elle avait répondu « que le maître pouvait en désirer avant de partir. »

Les prévisions de Cynthia se réalisèrent. Le custos commençait à peine à descendre l’escalier quand il appela et demanda à boire.

« Massa aimer peut-être un verre de swizle, dit Cynthia ; j’en ai préparé.

— Tu as raison, c’est la boisson la plus rafraîchissante, » dit le custos.

La mulâtresse apporta le swizle ; le custos prit le gobelet d’argent sans remarquer le tremblement neryeux des mains qui le lui présentaient, et il but la boisson jusqu’à la dernière goutte.

« Vous avez manqué la préparation, fille, lui dit-il en lui rendant le gobelet, je lui trouve un goût amer… mais il ne faut pas être trop exigeant pour le coup de l’étrier ! »

Après avoir lancé cette mélancolique plaisanterie, le custos embrassa sa fille, se mit en selle et partit au galop.

Cubissa avait mis peu de temps à gagner la clairière ; une fois sous le ceïba, il s’assit sur une souche pour attendre Herbert. Il y demeura quelque temps, non sans impatience, car toute minute était précieuse, puis tout à coup il songea que le jeune Anglais avait pu s’égarer. La route était loin d’être facile ; c’était un sentier frayé par le bétail, peu fréquenté par les piétons. En outre, d’autres chemins y aboutissaient, allant dans différentes directions.

Lorsque cette réflexion frappa Cubissa, il se repentit de n’avoir pas attendu son nouvel ami et avec raison.

Depuis le jour de leur première entrevue, Herbert n’était jamais allé du côté du ceïba, et, dès son entrée dans le bois, il avait pris un sentier opposé à celui qu’il fallait suivre ; il errait à cette heure dans la forêt, cherchant la clairière et le gigantesque cotonnier.

Pendant ce temps, le Marron avait eu l’idée de retourner du côté du penn afin de chercher les traces du passage d’Herbert et de les suivre jusqu’au point où sa connaissance de la forêt lui permettrait de se diriger vers le jeune Anglais égaré ; il rentra bientôt dans l’ancienne plantation de cannes de Jessuron, et lorsqu’il fut en vue de la maison, il eut soin de rester à couvert sous le bois taillis, car le jour était levé et le soleil brillait du plus vif éclat.

Cubissa fut assez heureux pour apercevoir sur le chemin boueux situé derrière le mur du jardin une empreinte fraîche qui dénonçait le passage d’Herbert. Il suivit les traces aussi longtemps qu’il put les distinguer, mais elles finissaient avec le chemin embourbé.

Au delà, la terre, couverte d’un épais gazon,