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En passant sur la galerie de la véranda, il y vit Herbert couché dans un hamac au frais de la nuit. Le jeune Anglais s’était installé là, pour fuir l’atmosphère étouffante de son appartement.

« Dormez, petit sot qui ne savez rien faire de bon et qui vous piquez de beaux sentiments, grommela Jacob Jessuron. C’est assez ennuyeux de partager avec vous l’héritage de Mount-Welcome ; mais je suis seul au monde, et votre présence me distrait. Dormez, dormez, vous ne vous doutez pas de ce que votre bon oncle Jacob vient de faire pour vous. »

Cubissa jouait gros jeu en prenant pour but de sa course le penn du Juif.

Le Marron, tout en courant depuis la clairière du ceïba jusqu’à l’Heureuse-Vallée, avait envisagé de sang-froid tous ces périls, mais il s’était résolu à les braver, dans un généreux sentiment d’humanité. Son courage n’excluait pas chez lui la prudence ; il combina un plan qui, d’après sa propre inspiration, conjurait les risques tout en assurant la réussite de son projet de communiquer avec Herbert.

Cubissa ne pouvait songer à pénétrer nuitamment dans l’habitation, car il ne connaissait pas l’appartement du jeune Anglais. Il se résolut donc à faire halte à une place d’où il pourrait observer la véranda, sur laquelle s’ouvraient tous les appartements intérieurs. Il supposait qu’Herbert en quittant sa chambre au lever du jour, traverserait la galerie ; un signal quelconque l’avertirait alors de la présence de son ami le Marron.

Il y avait à peine un quart d’heure que Cubissa avait commencé sa faction lorsqu’il sembla voir un hamac suspendu à une certaine hauteur au-dessus de la balustrade de la véranda et bientôt la lune éclairait en plein la figure du dormeur, c’était Herbert Vaughan.

Cubissa réfléchissait au moyen de réveiller le jeune Anglais sans répandre l’alarme dans la maison, quand il entendit le bruit d’une porte tournant ses gonds. Ce bruit venait de la cour, et en regardant de ce côté, le Marron aperçut un homme qui venait de franchir la barrière et qui se dirigeait vers la maison. Au moment où il gravissait l’escalier, un rayon de lune dessina sur le mur la silhouette sinistre du Juif.

« Il faut que je l’aie laissé derrière moi sur le chemin, se dit Cubissa ; mais non, j’ai vu ses traces devant moi tout le temps… Il est arrivé d’abord et ressorti ensuite, mais pourquoi ?… Est-ce qu’il serait vrai qu’il ne dort jamais, comme on le prétend ? Mes camarades l’ont rencontré dans les bois à toute heure de nuit. Je m’explique ses allées et venues, maintenant que je sais de qui il est l’allié… Crambo ! quand je pense que Chakra vit encore ! »

Tout en faisant ses réflexions, Cubissa suivait du regard la forme sombre qui, semblable à un esprit des ténèbres, glissait silencieusement le long de la galerie.

Aussi longtemps que le Juif resterait là, il était impossible au Marron de communiquer avec le dormeur ; il courait de plus le risque d’être aperçu par Jessuron, juché comme il était dans le maigre feuillage d’un cocotier.

C’était une découverte dont Cubissa redoutait avec raison les conséquences, car elle aurait non seulement empêché son entrevue avec Herbert, mais encore elle aurait eu pour résultat de faire de lui le prisonnier du marchand d’esclaves, perspective désagréable assurément.

Dans cette appréhension, le Marron garda une immobilité parfaite. À le voir, on eût dit une statue de bronze placée sur le faîte d’une colonne corinthienne.

Force fut à Cubissa de conserver quelque temps son incommode position. Le Juif ne quittait pas la galerie ; il faisait quelques pas, puis revenait vers l’escalier de bois et regardait dans la cour comme s’il attendait quelqu’un.

En effet, la porte cria une seconde fois, et deux hommes, dans lesquels Cubissa reconnut les deux chasseurs de nègres, traversèrent la cour.

En les voyant arriver, Jessuron s’était retiré dans une chambre ouverte sur la véranda ; mais il était revenu à son poste quand un des Espagnols eut monté l’escalier de bois. Le Juif lui remit une gourde et lui dit d’une voix qui vibra dans le silence de la nuit :

« C’est du merveilleux rhum de la Jamaïque ; ne l’épargnez pas ; et maintenant, mon bon garçon, vous n’avez pas une minute à perdre si vous ne voulez pas qu’il vous échappe. En route donc !

— Soyez sans crainte, seigneur don Jacob, répondit l’homme. Il aurait de bien longues jambes si nous le manquions une fois que nous serons sur sa trace. »

Sur cette assurance, l’Espagnol descendit