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— Oui, dit le correspondant. Mon journal en a eu vent et m’a envoyé à la découverte. Le gouvernement a l’intention d’occuper le territoire réservé de la Corne-Noire, et, dans le courant delà semaine, le 12e sera détaché en Dakota.

— Une cigarette, monsieur ? proposa le lieutenant. Nous aurons le temps de la finir avant d’arriver chez le commandant.

— Non, merci, je ne fume pas. Cela affaiblit la vue et surexcite le système nerveux. Or, je vais avoir besoin, la nuit prochaine, d’être en possession de tous mes moyens.

— Comment, vous comptez repartir ce soir, en dépit de ce qu’on nous apprend des mouvements des Peaux-Rouges ?

— Parbleu ! Je ne suis pas venu pour autre chose. Toutes mes informations tendent à me faire penser qu’il se prépare quelque grande révolte. Les Indiens ont quitté en grand nombre leurs stations du Nord sous prétexte de chasse ; ils semblent avoir pour point de ralliement les hauteurs de la Pierre-Jaune_. On parle d’un blanc qui les agite et cherche à les soulever. Enfin, de divers indices, je crois pouvoir conclure qu’ils vont tenir un grand conseil quelque part dans la chaîne de Buffalo, et j’ai l’intention d’assister à ce conseil. »

Le lieutenant s’arrêta court et regarda tout surpris le correspondant.

« Parlez-vous sérieusement ? s’écria-t-il. Il n’y a pas un officier dans toute l’armée qui tenterait chose pareille ! Les correspondants spéciaux ont donc le diable au corps ?…

— Mais non, mais non, répondit tranquillement Mark Meagher. Toute la question est d’avoir les nouvelles le premier, voyez-vous. Si je pouvais donner à mon journal un bon compte rendu de ce conseil, cela ferait monter le tirage de quelques milliers d’exemplaires, parce qu’il n’est pas probable que les feuilles rivales y aient des représentants.

— Ce n’est pas probable, en effet, » dit le lieutenant, en se demandant de très bonne foi s’il avait affaire à un fou.

La demeure du colonel-commandant Saint-Aure, vers laquelle ils se rendaient en causant ainsi, était une maison assez élégante, isolée des autres bâtiments du fort. Avec son toit à la suisse et sa large véranda, elle affectait des prétentions architecturales d’un ordre plus relevé que la ligne des casernes destinées aux troupes, des cottages où logeaient les officiers et des magasins où étaient entassés les approvisionnements et les munitions. Toutes ces constructions, d’ailleurs, étaient simplement faites de troncs de pin blanc sommairement équarris, que le soleil inondait d’une lumière aveuglante, et couvertes en chaume. Au sommet d’un grand mât, planté dans la cour principale, flottaient les couleurs nationales. Entre les bâtiments, on apercevait de place en place un épaulement de terre assez bas, une sentinelle qui montait sa garde, et, au delà, la plaine aride et déserte. Tel était le fort Lookout.

À l’heure de l’arrivée de Mark Meagher, un homme de haute taille, à la physionomie énergique et fine à la fois, jeune encore, quoiqu’il portât sur la patte de sa blouse d’officier la feuille d’argent qui est l’insigne d’un grade supérieur, était assis devant une table de travail, au premier étage de la maison à la véranda.

Tandis qu’il est occupé à mettre à jour ses notes quotidiennes, mistress Saint-Aure est assise auprès de lui sur une chaise basse et brode en silence. C’est une jeune femme de vingt-sept à vingt-huit ans, aux traits empreints d’une extrême douceur, aux cheveux noirs relevés à l’espagnole sur un grand peigne d’écaille, et à demi voilés sous une mantille de dentelle noire.

« Mon ami, dit-elle tout à coup, ne m’avez-vous pas annoncé que nous aurions des visites dans le courant du mois ? Je n’en ai plus entendu parler…

— Oui, ma chère, dit le commandant en relevant la tête. Le juge Brinton et sa famille doivent venir jusqu’ici. Ils me l’ont promis du moins. Vous aurez grand plaisir, j’en suis sûr, à faire la connaissance de miss Juliette Brinton et de sa cousine, miss Nettie Dashwood… »

Le commandant s’était à peine remis au travail, quand on frappa à la porte.

« Entrez ! » dit-il aussitôt.

C’était le lieutenant Charles Peyton, adjudant du fort.

« Des dépêches, mon colonel, apportées à l’instant par M. Mark Meagher, le correspondant du Herald. »

Le commandant Saint-Aure s’était vivement levé, et il avait sans tarder fait sauter le cachet d’une grande enveloppe carrée, couverte de timbres officiels.

L’adjudant se tenait devant lui, attendant ses ordres.