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celui-ci se fût renfermé dans sa hutte, le Marron traversa le lac à la nage, atteignit l’autre rive, remonta par l’escalier d’arbres et se trouva sur le sommet du rocher.

Arrivé là, le Marron s’arrêta pour réfléchir et pour résumer ce qui ressortait de la conversation des deux scélérats : c’était, à n’en pas douter, un danger immédiat pour Loflus Vaughan, et le poison était l’arme qu’on devait employer contre lui, grâce à la complicité de la mulâtresse.

Cubissa médita sur les moyens à prendre pour prévenir ces noires machinations, et sa première pensée fut de courir à Mount-Welcome et d’aller les révéler au custos. Mais serait-il admis à cette heure de la nuit, lui, pauvre proscrit de la montagne, auprès du riche planteur ? Ne serait-il pas obligé de mettre les gens de service dans la confidence des faits qui l’obligeaient à cette démarche insolite ? Ne se défierait-on pas de lui ?

Au moment où il retournait dans son esprit toutes ces difficultés, il songea qu’il lui serait facile de pénétrer à Mount-Welcome avec l’aide de Yola qu’il avait laissée sous la garde du prince Cingües et de Quaco sous le ceïba de la clairière, il y courut tout d’une traite.

Une déception l’y attendait : « Capitaine, lui dit Quaco, qui était assis au pied de l’arbre, vous avez été bien longtemps absent. Yola a craint de s’attarder ; elle est retournée à la plantation, et son frère a voulu l’accompagner un peu. N’ayez crainte ; il a promis d’être prudent… Et tenez, le voilà qui revient. Mais, pardon, capitaine, vous sortez donc de l’eau à cette heure de nuit ? Vos habits ruissellent.

— Oui, oui, répondit Cubissa d’un air préoccupé, et comme nous n’avons pas le temps de rentrer chez nous cette nuit, allume un grand feu pour me sécher. »

Par les soins actifs de Quaco, un bûcher de bois mort et de branchages secs fut vite dressé sous le ceïba ; les flammes brillèrent, et le capitaine, debout devant le foyer, se prit à tourner sur lui-même comme un gibier qu’on fait rôtir au bout d’une ficelle, présentant successivement chacune des faces de ses vêtements trempés et de son individu grelottant à l’action du feu. Cubissa fuma bientôt comme de la chaux éteinte, et quand il se sentit suffisamment sec et dispos, il sortit sa pipe et son sac à tabac afin d’aider au travail de son esprit.

Quaco et le prince Cingües ne comprenaient rien à son agitation fébrile ; mais ils s’abstinrent de troubler le capitaine, qui s’absorbait dans un monologue intérieur.

« Impossible maintenant d’aller à Mount-Welcome, se disait-il. Qui donc aurait assez d’autorité pour s’y présenter à ma place, dès l’aube, et être introduit auprès du custos ?… Ah ! son neveu !… mais ils sont brouillés. Le jeune homme a des raisons d’en vouloir à son oncle… Oui, master Herbert, s’il a de la fierté, peut-être même de la rancune, n’en est pas moins d’un cœur généreux. Ce serait bien à lui de se venger des mépris de son oncle en lui rendant service. Oui, le jeune homme me remerciera de lui donner cette occasion de se réconcilier avec sa vraie famille, car des parents connue le Juif sont des parents à renier… 11 faut que je voie master Herbert… Oui, mais ce penn du Juif est un endroit dangereux pour moi… Eh ! je suis bien sorti du lac au rapide tout à l’heure, j’échapperai bien aux yeux de fouine de maître Ravener. Voilà qui est dit, et il est bien temps de partir, si je veux déjouer le plan de ces deux coquins.

« Cingües, dit-il au prince, vous allez retourner au village, et vous y prendrez du repos après avoir dit à mes hommes de se tenir prêts à accourir dès que mon cor les appellera par les cinq sonneries. Quant à toi, Quaco, tu vas aller explorer la route qui mène à la ville espagnole, à Savannah-la-Mer, et tu me rejoindras aux trois sons du cor, comme à l’habitude. Je pars en expédition, et ne puis rien vous dire de plus, n’en sachant pas encore davantage moi-même. Au revoir, frères ! »

Et le Marron s’éloigna précipitamment par le sentier qui conduisait à l’Heureuse-Vallée.