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La conversation des deux hommes ne faisait que de commencer, car la lampe paraissait avoir été récemment allumée ; aussi le Marron espéra-t-il en entendre assez pour connaître leurs projets.

Le Juif venait sans doute de se livrer à un accès de colère ; ses yeux roulaient dans leurs orbites et lançaient des flammes ; ses lunettes étaient tombées sur le bout effilé de son nez crochu, et il serrait convulsivement dans sa main droite son inévitable parapluie.

Chakra, deux fois grand comme le marchand d’esclaves, Chakra, malgré son aspect terrible, semblait trembler devant lui et s’excuser :

« Comment pouvais-je deviner, maître Jacob, lui-disait-il d’un ton soumis, que le custos partirait sitôt ? Vous ne le pensiez pas vous-même. Vous ne vouliez pas que le maléfice d’Obi opérât trop vite, de peur qu’il n’éveillât des soupçons… Si j’avais prévu ce départ, j’aurais triplé la dose.

— Ah ! s’écria le Juif d’un air désespéré, il va nous échapper, il nous échappera, et cela, quand je désire plus que jamais être délivré de lui. Cette Cynthia m’a dénoncé une conspiration qu’il a formée contre moi et qu’elle a entendue par hasard.

— Et que veut-il faire contre vous, master ? Avec qui cherche-t-il à vous jouer un mauvais tour ?

— Avec un drôle des Montagnes-Bleues, avec un certain Cubissa le Marron qui contrevient à la loi en gardant chez lui des esclaves fugitifs. Il faut mettre aussi le sort sur Cubissa, entendez-vous, Chakra ; car, si nous étions débarrassés du custos, ce Marron irait me calomnier auprès de quelque autre magistrat, et vous savez comme ils m’envient tous, parce que je sais faire mes affaires. Il ferait beau voir qu’un Marron abject eût raison devant la justice contre un riche propriétaire tel que moi !

— On fait ce qu’on peut, maître Jessuron, mais tout le monde sait qu’il n’est pas facile d’ensorceler un Marron. Outre que ces gaillards-là se soutiennent tous entre eux, ils se défient de tout le monde ; mais je vous aiderai selon mes moyens contre celui-là. J’étais l’ennemi de son père, et je n’ai jamais aimé le fils qui a toujours à la bouche de sottes sentences de bonté et qui se pose en gentleman de la forêt. Soyez tranquille ! Que je le rencontre un jour, et son affaire sera faite avec ou sans l’aide du breuvage d’Obi.

— Nous verrons bien cela, se dit l’écouteur de l’autre côté de la porte, en regardant avec complaisance ses bras musculeux et ses poings lourds comme des massues.

— Mais l’autre d’abord, l’autre avant tout ? s’écria le Juif, repris d’un nouvel accès de rage. Le custos va me glisser dans les doigts… Par mon âme, Chakra, vous m’avez trompé, vous vous êtes joué de moi. »

En faisant cette supposition, le Juif se dressa brusquement en pied, saisit son parapluie et se posta devant son complice dans une attitude menaçante.

« Non, master Jacob, répondit le myal-man, sans quitter le ton de la soumission ; vous savez que j’ai d’aussi bonnes raisons que les vôtres de souhaiter que le charme opère. Je veux la vie du custos en échange de la mienne qu’il a cru prendre ; je veux aussi… oui, je veux, après avoir été esclave, être servi à mon tour par une esclave. Lilly Quasheba, qu’ils appellent Kate, fera le ménage du myal-man et balayera sa hutte, et ma vengeance contre Vaughan durera ainsi après sa mort. Je la savourerai longtemps.

— Chakra, dit Jessuron, effrayé lui-même de l’intensité de haine qui se lisait dans les yeux blancs du nègre et dans le rictus menaçant qui découvrait ses dents aiguës enchâssées dans des gencives empourprées, Chakra, si vous échouez, vous pouvez craindre pour vous-même. Je n’ai qu’un mot à dire pour que les gens de loi envahissent le Trou-du-Spectre. Je ne désire pas me livrer à cette extrémité contre vous, mais j’y suis décidé si vous ne m’aidez pas. »

Cet ultimatum posé, Jessuron se dirigea vers la porte de la hutte.

S’apercevant de ce mouvement, le Marron se dissimula avec soin dans l’ombre du ceïba.

Ce changement de position l’empêcha de suivre un échange très vif de paroles, de menaces peut-être, entre les deux complices ; enfin le myal-man s’écria d’une voix forte et avec une sorte de solennité :

« Je vous promets, maître Jacob, que j’ai agi pour le mieux. Si le vieux custos vous échappe, vous ferez ce qu’il vous plaira de Chakra. Ah ! le planteur nous appartient !

Sur ce mot rassurant, les deux interlocuteurs se dirigèrent vers la rive. Arrivés au canot, le Juif et Chakra sautèrent dans l’embarcation qui fila à travers la lagune. Cubissa attendit le retour du myal-man, et dès que