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son parapluie au fond du canot, au bord duquel il s’assit avec autant de précaution que sur une corbeille d’œufs.

La traversée s’effectua en silence, et Jessuron entra dans le temple d’Obi comme dans un lieu familier ; il ne témoigna nulle vénération à ce sanctuaire, et s’assit sans cérémonie sur le lit de bambous.

« J’ai des nouvelles pour vous, reprit le Juif. Le juge Bailcy, celui qui vous a envoyé au Jumbé-roc, est mort et enterré. »

Le myal-man sourit sans paraître étonné.

« C’est étrange, continua Jessuron, il y a si peu de temps que le juge Ridgely en a fini avec la vie… Voilà deux des hommes qui ont prononcé votre condamnation déjà expédiés. Dieu ou le diable se mêle de vos affaires, Chakra. Quant au troisième…

— Oh ! pour lui, ce ne sera pas long ! s’écria le nègre.

— La fille serait-elle venue !

— Elle sort d’ici et fera tout ce qu’Obi lui commandera. Elle se servira de mon charme. »

Les deux interlocuteurs échangèrent un regard d’intelligence.

« Et combien de temps, dit le Juif, faut-il à votre… drogue pour produire son effet ?

— Cela dépend ; elle opère en trois jours aussi bien qu’en trois heures. Trois jours sont encore un délai trop court, car il faut être prudent. Il vaut mieux y mettre trois semaines ; le philtre travaille doucement comme la fièvre, et personne ne se défie. Mais vous savez, maître Jessuron, qu’Obi ne travaille pas gratis…

— Oui, c’est juste. Voyons, bon Chakra, quel est le prix pour un service de ce genre ?

— Si Obi n’avait aucun intérêt pour lui-même dans la chose, il exigerait cent pounds ; mais, dans le cas présent, il se contentera de cinquante.

— C’est énorme, Chakra ; il me semble qu’Obi a un intérêt aussi grand que n’importe quel autre.

— Non, maître Jessuron, dit le nègre avec ironie, car Obi n’héritera pas.

— N’allons-nous pas nous quereller ? s’écria Jessuron avec une fausse bonhomie ; tenez, voilà la moitié de la somme dans cette bourse. Tout ce que je demande, c’est que vous ayez le droit de me réclamer, dans trois semaines, les vingt-cinq autres pounds. »

La nuit suivante, le myal-man, seul dans sa hutte, se livrait à une opération importante.

Un grand feu brûlait dans un fourneau grossièrement construit. Un petit pot de fer reposait sur les pierres du fourneau, et Chakra contemplait le contenu frémissant qu’il remuait de temps à autre. Un cuctacoo reposait sur le sol, contenant des plantes diverses, parmi lesquelles un botaniste eût reconnu le calalue, le dumbeane et surtout le savannah-flower, avec sa tige tordue et sa corolle dorée, véritable tue-chien, et le plus actif de tous les poisons végétaux.

À côté de cette fleur était son antidote, les curieuses noix du nhandiroba, car le myal-man pouvait guérir aussi bien que tuer, selon l’intérêt qui le faisait agir. Le breuvage qu’il composait en ce moment n’était autre que le philtre d’Obi.

« Vous pouvez être fort, maître Vaughan, disait le nègre en surveillant sa préparation, mais, par le pouvoir d’Obi, vous tremblerez bientôt dans vos souliers… »

En disant ces mots, il versa le liquide bouillant dans une calebasse ; et, après l’avoir laissé refroidir, il le transvasa dans la bouteille de rhum, depuis longtemps veuve de son contenu.

Comme il finissait, le cri aigu d’une femme dominant le bruit de la cataracte, arriva jusqu’à lui.

« C’est la fille ! » murmura le myal-man en s’éloignant du pas nerveux d’un homme qui va au-devant de l’accomplissement d’une chose longtemps désirée.

Dès que Cynthia eut été introduite dans le temple d’Obi, le myal-man lui mit dans les mains la bouteille qu’il venait de remplir :

« Voilà le charme d’Obi. Vous le ferez boire au custos, » lui dit-il.

La femme serra la bouteille dans sa corbeille, quoique sa main tremblât en touchant le flacon qui contenait la dangereuse liqueur.

« Oh ! Chakra, si c’était du poison ? s’écria-t-elle.

— Eh ! non, folle. Le planteur vivra longtemps après avoir bu cela, seulement sa bonne chance dans les affaires l’abandonnera. Ainsi, ma fille, obéissez ou je n’estime pas votre vie plus qu’un rebut de canne à sucre. Chaque nuit, dans un verre plein, versez la quantité indiquée. Et maintenant, partons. »