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sa personne d’un air de satisfaction triomphante. La femme restait muette, pétrifiée par une terreur superstitieuse.

Le myal-man s’aperçut de l’effet qu’avait produit son discours. Voyant que la mulâtresse redoutait d’en entendre davantage, il changea de sujet de conversation.

« Vous avez apporté la corbeille de vivres, Cynthia ? lui dit-il d’un ton plus doux.

— Oui, Chakra, la voici.

— Très bien ! cela paraît bon : une poule de Guinée, des légumes pour le pepper-pot. Est-ce qu’il n’y a rien pour boire, fille ? Je tenais à cela plus qu’à tout le reste.

— Il y a une bouteille de rhum, Chakra. Vous la trouverez au fond du panier. J’ai eu beaucoup de mal à la prendre.

— Qui vous en empêchait donc ?

— Massa Vaughan, bien sur. Il est devenu méfiant depuis quelque temps ; il emporte toutes les clefs, et il ne laisse pas plus les gens de couleur approcher de l’office, que s’il avait affaire à autant de chats.

— C’est bon, Cynthia. Il est surveillé à son tour. Chakra le guette. Allons ! la bouteille. On dit que chose prise à son ennemi, est chose douce. J’espère que ce rhum ne fera pas mentir le proverbe. »

Le nègre fit sauter le bouchon et entra le goulot de la bouteille dans sa vaste bouche ; une série de glous-glous prolongés annoncèrent le passage de la liqueur dans ce vaste entonnoir ; Chakra ne s’arrêta que lorsqu’il eut à demi vidé la bouteille.

« Ouf ! fit-il en soufflant et en se caressant l’abdomen avec complaisance. Parlez-moi du rhum de Vaughan. Vous êtes une bonne fille, Cynthia ; ces vivres me font grand plaisir. Et maintenant que me voulez-vous ? car je vois bien que vous avez quelque projet en tête. »

La mulâtresse parut hésiter à répondre.

« Vous manquez donc de confiance dans le vieux Chakra ? N’essayez pas de lui rien cacher. Il connaît votre secret. Vous êtes jalouse de Yola qui a pris votre place de femme de chambre auprès de Lily Quasheba qu’ils appellent Kate Vaughan, et vous en voulez toujours au custos qui vous a fait fouetter quand vous vous êtes enfuie l’année dernière et que les Marrons vous ont ramenée à Mount-Welcome.

— Oui, Chakra. Depuis que cette damnée Foolah est à la maison, miss Kate ne m’adresse plus la parole, ne me fait plus un seul présent, tout est pour Yola qui est mieux que sa servante, car elle en a fait son amie. Et je me ronge le cœur de voir cela, moi qui aimais tant miss Vaughan.

— Cœur de chien attaché à ses maîtres, murmura le myal-man. Mais : reprit-il plus haut. »

— Et que désirez-vous que je fasse dans tout cela, fille ? Vous voulez vous venger de Yola qui vous a supplantée ? Voulez-vous que je jette un mauvais sort sur elle ?

— Non, Chakra, reprit la mulâtresse inspirée par un étrange sentiment de justice. Cette fille n’est pas méchante à mon égard ; même elle m’a excusée un jour que le custos m’avait, prise en faute. Mais si vous pouviez me donner un charme pour que miss Vaughan m’aime comme autrefois et prenne Yola en grippe assez pour lui faire quitter l’habitation… Ah ! si vous le pouviez…

— Eh bien ! c’est très possible, répondit le myal-man ; seulement vous devez m’aider à accomplir le charme ; pour le mener à bonne fin, il faut que nous nous y mettions tous les deux.

— Dites seulement et je vous obéirai, et je vous apporterai en plus du rhum et du vin. Je viendrai chaque nuit avec de bonnes provisions.

— Alors, écoutez-moi, et asseyez-vous, car cela prendra quelque temps à expliquer. »

La femme s’accouda sur la couche de bambous et resta attentive, surveillant chaque mouvement de son hideux compagnon, non sans appréhender la nature du pacte qui allait, lui être proposé.

« Premièrement, reprit-il, pour que le charme puisse réussir sur quelqu’un, homme ou femme, il est nécessaire de jeter en même temps un maléfice mortel sur une autre personne.

— Pas sur Yola, je n’y consens pas, s’écria la mulâtresse.

— Et que vous fait Yola ? Il faut, vous dis-je, que le maléfice soit jeté sur votre plus grand ennemi. Quel est-il ? Cynthia ?

— Puisque vous savez tout, dites-le vous-même, répondit la mulâtresse avec quelque hésitation.

— Obi vient de me le déclarer. Quel est celui qui vous a fait fouetter à votre moindre faute dans le service ? Quel est le grand ennemi de l’esclave ?… Son maître. C’est sur Loftus Vaughan que nous devons jeter le sort. Et