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jours, la faim, la soif et les vautours agiraient aussi sûrement que la corde ou le bûcher.

Il s’écoula un certain temps avant que Loflus Vaughan entreprît l’ascension du Jumbé-roc pour s’assurer de la mort de son malheureux esclave. Lorsqu il s y rendit enfin, stimulé par la curiosité ou par un motif plus grave encore, son attente ne fut pas déçue.

Un squelette était appuyé contre le tronc de l’arbre unique du plateau, à la place même où l’on avait attaché le prisonnier. Une chaîne rouillée, enroulée autour de la charpente du corps, le maintenait en place.

Après avoir considéré une minute à peine ce lugubre spectacle, Loftus Vaughan descendit à pas précipités la pente du Jumbé-roc. Au moment où il atteignit le sentier boisé qui courait comme une ceinture à mi-hauteur de la montagne dénudée, une nouvelle terreur le saisit.

Était-ce une illusion de ses yeux, ou un fantôme évoqué par sa conscience ? Il lui sembla voir passer sous la feuillée l’ombre du myal-man, l’homme lui-même peut-être !

Au flanc de la montagne, non loin du Jumbé-roc, jaillissait un large ruisseau qui, coulant sur la pente du pic, s’augmentait et finissait par former un véritable torrent.

À mi-chemin, entre le sommet et la base de la montagne, se trouvait une excavation profonde qui arrêtait sa course et dans laquelle il se précipitait.

On eût dit le cratère d’un volcan éteint ; la profondeur de ce gouffre était de deux cents pieds, et il affectait la forme d’un navire. L’eau tombait dedans du côté de la poupe, après quoi elle s’échappait à travers une étroite crevasse, située du côté opposé ; mais une sorte de barrage interceptant une partie du canal, le torrent inondait seulement l’avant, tandis que le milieu et le gaillard d’arrière étaient couverts d’une épaisse végétation d’arbres indigènes.

Au fond de la gorge, s’élançait un second torrent qui tombait dans un autre précipice pour aller se perdre ensuite dans la rivière de Montego. La cascade se précipitait sur un lit de galets entre lesquels les crêtes écumeuses de l’eau bouillonnaient en s’enfuyant vers la lagune inférieure.

Au-dessus de la cascade, un nuage de blanches vapeurs flottait habituellement, et lorsque le soleil dardait de ce côté, on aurait pu voir briller un arc-en-ciel au milieu de ces nuées ; mais peu de personnes contemplaient ce phénomène, car le Trou-du-Spectre, comme l’appelaient les nègres, était aussi mal famé que le Jumbé-roc. Pas une peau noire ne se fût aventurée à s’en approcher ; moins nombreux auraient été ceux qui se seraient risqués à y descendre.

Quelque chose de plus qu’une terreur superstitieuse aurait empêché l’exécution de ce dernier projet : l’entreprise en paraissait impossible. Parmi les roches qui l’environnaient, il n’y avait ni chemin ni sentier, excepté un mince rebord où la descente pouvait s’opérer avec le secours de quelques arbres rabougris qui, enracinés dans les fentes des rocs, formaient un rideau sur la pente de la montagne. Peut-être un individu agile aurait-il pu descendre jusqu’en bas ; mais l’eau, sombre et profonde, lui aurait défendu d’atteindre le gaillard d’arrière de cette ravine en forme de vaisseau autrement qu’à la nage, opération périlleuse dans la rapidité du courant vers la gorge.

Il semblait évident cependant que quelqu’un avait bravé le péril, car, en examinant les arbres épars sur la montagne, on pouvait distinguer une sorte d’escalier et les racines saillantes servant de marches.

On voyait s’élever quelquefois au-dessus du Trou-du-Spectre une mince colonne de fumée. Un observateur placé au sommet du pic aurait cru d’abord à une nuée errante ; mais, après mûr examen, la couleur bleue, la direction verticale du nuage lui auraient fait assigner une autre cause à ce phénomène.

Quelqu’un qui ne partageait pas la terreur inspirée par ce lieu funeste, y aurait-il donc établi sa demeure ?

En explorant la vallée, on aurait trouvé d’autres preuves encore de son occupation. Au bord de la lagune s’élevait un arbre immense duquel s’élançait la tillantsia argentée qui retombait en feston sur la surface de l’eau ; sous les branches, parmi les racines, un œil exercé aurait cru voir un canot d’une construction grossière, amarré à l’arbre par une corde d’osier tressé.

Au pied de la montagne, à l’endroit où la cascade tombait des rochers, s’élevait un ceïba de dimensions énormes dont le tronc, en arc-boutant, occupait une surface de cinquante pieds de diamètre, qui atteignait presque le niveau de la montagne et s’étendait sur un espace où cinq cents hommes eussent pu se