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ne laissait pas que de sourire à Herbert qui était encore assez jeune pour attacher du prix à ces petites revanches de la destinée.

Il est vrai qu’il en aurait attaché une plus grande encore au plaisir de remercier sa cousine des bons sentiments qu’elle lui avait gardés, et dont Cubissa lui avait porté l’expression. Ce double désir fut satisfait, grâce à l’idée qu’eut Loftus Vaughan de donner un grand bal à Mount-Welcome en l’honneur de son hôte.

Malgré la réputation de provincialisme de la baie, elle avait toujours été célèbre par ses brillantes réunions, et Loftus Vaughan s’était flatté de les voir toutes dépassées par la fête qu’il voulait donner à M. Smythje au nom duquel les invitations furent faites, Montagu-Castle étant en réparation.

C’était pour le custos une belle occasion de présenter le jeune lord à toute la société de la Jamaïque, et il espérait aussi que ce bal, où Kate serait la plus belle, donnerait à M. Smythje les idées qu’il désirait voir naître dans son esprit.

La nuit fixée pour le « bal Smythje » arriva. La grande salle de Mount-Welcome fut superbement décorée. Drapeaux, guirlandes et devises s’étalaient sur les murs. Au-dessus de la porte, un large transparent, orné de la bannière de Saint-Georges et surmonté des couleurs coloniales, portait ces mots en lettres énormes :


BIENVENUE À SMYTHJE !


À la vue de la pancarte lumineuse, le cœur du cockney se gonfla d’orgueil, et, conduit dans la salle au milieu d’acclamations flatteuses, le lord de Montagu ouvrit le bal avec Kate, au grand plaisir du custos.

Smythje était irrésistible ; aussi avait-il passé la journée entière à sa toilette. Ses cheveux couleur de foin étaient délicatement bouclés ; ses favoris formaient des buissons épais de chaque côté de ses joues qu’un peu de vermillon colorait à point ; sa moustache se relevait en crocs savamment effilés : irrésistible ! c’était ce qu’il s’était dit à lui-même après le dernier regard jeté sur son miroir.

Quelque dépit qu’eût Loftus Vaughan d’être dans l’obligation de recevoir son neveu, il n’avait pu s’empêcher de l’inviter, étant obligé de convier Jacob Jessuron. Le Juif avait trop fait parade de son Herbert Vaughan pour que le custos pût fermer sa maison à celui-ci, sans s’exposer aux commérages de toute la baie. Si le maître de Mount-Welcome craignait une sortie inconvenante de la part du jeune homme qu’il avait chassé de sa maison, il avait tort, car Herbert se borna à venir faire à son oncle le plus froid, le plus guindé de tous les saluts, mais le jeune Anglais laissa tomber la raideur commandée de cette attitude quand il vint saluer sa cousine. Celle-ci lui fit le plus affectueux de tous les accueils, et il ne fallut rien moins que le regard courroucé de Loftus Vaughan, pour qu’elle imaginât que le plaisir qu’elle trouvait à témoigner de l’amitié à son cousin pût être repréhensible.

L’expression de mécontentement du custos n’avait pas échappé à Herbert, et, ne voulant pas exposer Kate à la mauvaise humeur de son père, il prit congé d’elle et alla s’accouder avec distraction aune des fenêtres de là salle. Deux planteurs de sa connaissance causaient sur le balcon, et, sans y penser, il entendit leur conversation.

« Il est évident, disait l’un, que le custos veut faire épouser Kate à M. Smythje. C’est le seul mari qui puisse vouloir de la fille d’une femme de couleur. Lequel de nous s’en accommoderait ?

— Ah ! certes, aucun ; cela fait déchoir le rang que l’on a dans le monde, répondit l’autre planteur ; mais ce qui m’étonne, c’est que Loftus Vaughan, qui aime sa fille, ne se mette pas en règle avec les lois pour qu’elle puisse tout au moins hériter de lui ; car enfin, s’il mourait intestat, ce jeune Anglais nouvellement débarqué et Jacob Jessuron seraient ses héritiers légaux.

— Le custos ne veut pourtant guère de bien au vieux Juif.

— Bah ! si Jessuron était aussi méchant qu’il en a la réputation, n’aurait-il pas cherché noise à Loftus Vaughan, il y a un an, à propos de ce jugement sommaire par lequel le custos, aidé seulement de deux juges, a condamné le vieux Chakra le Coroman, son esclave, à être enchaîné tout vivant au sommet du Jumbé-roc, la montagne qui est là, derrière la maison, et à y périr de faim.

— Oui, j’ai entendu parler de cette histoire. Ce Chakra était un des prêtres de cette superstition d’Obi qui a tant d’influence sur les esprits ignorants des noirs. Il prétendait,