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fut-il porté à attribuer au diable du Jumbé-roc les cris mystérieux partant du ceïba, et il ne se crut pas poltron, mais simplement prudent en s’enfuyant vers Mount-Welcome.

Pendant que son page opérait cette retraite précipitée, M. Smythje se mettait également en chemin, guidé par le lieutenant de Cubissa.

Le fidèle Quaco s’aquitta consciencieusement de sa mission auprès de M. Smythje, et il le reconduisit à l’habitation par un soleil ardent qui avait succédé à la pluie.

M. Smythje le suivait tête basse. La pensée de rentrer à Mount-Welcome dans le triste équipage où l’avaient mis ses aventures lui était pénible.

En vue de la plantation, Quaco fit ses adieux au gentleman qui reconnut ses services avec générosité. Demeuré seul, Smythje consulta sa montre et, voyant qu’il n’y avait plus que deux heures de jour, il se décida à les passer dans un fourré voisin, afin de ne pas offrir aux gens de la plantation le piteux spectacle d’un dandy aussi mal accommodé qu’il l’était.

De son asile, M. Smythje compta les heures et même les minutes.

Le moment d’agir vint enfin. Smythje comptait se glisser dans la maison à la faveur du crépuscule, avant que les lampes fussent allumées. Il partit à pas de loup, se tenant à l’ombre des buissons, et il réussit ainsi à atteindre la plate-forme sur laquelle s’élevait Mount-Welcome.

Mais le moment du péril n’était point passé ; il fallait traverser encore un espace dangereux, le parterre.

Il en avait franchi les premières plates-bandes quand une troupe d’hommes portant des torches sortit de la maison. La présence de Quashie marchant à l’avant-garde, indiquait assez au pauvre Smythje quel était le but de ce rassemblement dont la vue le mit littéralement au désespoir. La lumière qu’envoyaient les torches éclairait chaque objet comme si un nouveau soleil eut brillé soudainement dans le ciel.

Smythje aurait bien voulu retourner en arrière pour se cacher dans quelque bosquet ; mais il craignit que ce mouvement rétrograde n’attirât les yeux sur lui. Au lieu de battre en retraite, il resta donc planté où il s’était arrêté, comme s’il y avait pris racine.

À ce moment, M. Vaughan et Kate apparurent dans la baie nouvellement éclairée du vestibule ; Yola, déjà revenue, marchait derrière sa jeune maîtresse.

Tous les trois rejoignirent la bande des domestiques et se dirigèrent avec eux vers le côté où se tenait piteusement le malheureux lord de Montagu-Castle.

Le planteur ouvrait la bouche pour donner sans doute des ordres sur la direction des recherches, quand un cri de Yola, auquel répondit comme un écho une exclamation de miss Vaughan, mit tout le monde en émoi.

À la lueur des torches, chacun aperçut la face pâle, défaite du beau Smythje, et son accoutrement grotesque.

Quelle catastrophe pour le merveilleux lord. Les jeunes filles, après la première émotion, ne purent s’empêcher de rire de ce nouveau chevalier de la triste figure, et ces moqueries involontaires lui furent très sensibles.

L’hôte du jeune gentleman eut à cœur de lui faire oublier cette mésaventure, et pour y parvenir, il résolut de l’entourer de fêtes et de distractions. Ce projet devait mettre en présence, sans que le planteur le souhaitât, les deux passagers de la Nymphe de l’Océan.

Depuis le jour où Herbert avait accepté le poste de teneur de livres chez Jacob Jessuron il vivait dans un cercle de plaisirs autant que d’affaires ; au lieu d’être employé laborieusement, son temps se passait souvent en divertissements. Quelle que fût son arrière-pensée, le vieux juif affectait de traiter le jeune homme comme son propre fils-et non comme un employé ; il avait mis à sa disposition des chevaux, une voiture, un équipage de chasse ; il l’avait fait recevoir dans les cercles de Montego-Bay, répétant à qui voulait l’entendre qu’il traitait ainsi son neveu en souvenir de sa chère femme défunte.

Bien que cette sensibilité jurât avec le caractère de Jacob Jessuron, le jeune Anglais croyait naïvement aux bons sentiments de son hôte ; il justifiait ainsi ce proverbe arabe : « Il n’est pas dans la nature humaine de médire de celui qui nous a tiré du danger. »

Par la générosité de son patron, Herbert Vaughan se trouvait donc jouer au penn du juif un rôle presque aussi important que celui de son compagnon de traversée à Mount-Welcome, et comme il n’y avait pas grande différence entre les relations sociales des deux voisins, il se pouvait que les deux jeunes gens se rencontrassent un jour ou l’autre sur un pied d’égalité parfaite. Cette perspective