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bant sur ses membres nus, ne lui eut rafraîchi les esprits et rendu le mouvement.

Sa faute lui apparut alors : Où aller chercher le gentleman, et comment oser l’aborder ? D’autre part, retourner sans lui à l’habitation, n’était-ce pas encourir la colère de M. Vaughan ?

L’alternative était délicate. Quashie résolut d’attendre le retour du chasseur et il se mit à combiner le mensonge le plus vraisemblable afin d’expliquer sa conduite.

Le ciel s’éclaircit peu à peu ; le soleil reparut, et M. Smythje ne revenait pas !

Las de sa longue attente, Quashie se décida enfin à aller à la recherche du chasseur. Il l’avait vu se diriger vers la clairière, et jusque-là, il était facile de suivre ses traces ; mais une fois arrivé à la lisière de cette éclaircie de la forêt, l’embarras du négrillon devint extrême.

Il se dirigea vers le tronc de l’arbre mort, s’imaginant entendre un vague son de voix de ce côté.

Comme il se rapprochait de ce point, un objet brillant, jeté à terre, attira ses regards, et il reconnut sans peine le fusil de M. Smythje.

Juste à ce moment, des gémissements lugubres frappèrent ses oreilles ; on eût dit les plaintes d’un homme sortant par le soupirail d’une fosse. Le négrillon s’arrêta pétrifié ; sa peau noire devint grise de terreur. Il avait bien envie de prendre ses jambes à son cou ; mais le sentiment du devoir le retint : « Si c’était le seigneur, se disait-il, Quashie serait puni pour l’avoir abandonné dans le danger. »

La voix partait de derrière l’arbre mort. Le chasseur était peut-être blessé, étendu sur le sol, de l’autre côté. Le nègre rassembla toute sa provision de courage et fit le tour de l’arbre pas à pas, scrupuleusement.

Personne !

À ce moment, une nouvelle plainte qu’il entendit redoubla sa terreur, elle était lugubre, et partait de l’endroit qu’il venait de quitter. Quashie, s’imaginant que l’homme blessé tournait d’un côté tandis que lui tournait de l’autre, refit son voyage d’exploration autour de l’immense tronc du ceïba, en marchant cette fois avec rapidité.

Quand il revint à son point de départ, il fut plus surpris que jamais ; il n’avait rencontré nul être humain, et le fusil était toujours à la même place !

Encore la voix ! seulement plus perçante et s’exhalant comme un cri de détresse. Quashie, loin d’être intimidé cette fois, eut un accès de bravoure ; il s’imagina qu’on voulait se moquer de lui et il recommença son manège autour de l’arbre, résolu à ne s’arrêter que lorsqu’il aurait attrapé son mystificateur. Après avoir trotté, il prit le galop, et continua cet exercice jusqu’au moment où ayant fait plusieurs fois le tour de l’arbre, il fut enfin certain que nul être humain ne courait devant lui.

Cette conviction lui fit faire une halte soudaine. Tout à coup, à une pensée qui n’avait pas encore frappé son imagination, il trembla de tous ses membres, ses dents claquèrent les unes contre les autres, ses yeux sortirent de leur orbite, et il s’élança d’un bond prodigieux hors de la clairière.

« Ce n’est pas un homme, s’écria-t-il, c’est le diable, le diable du Jumbé-roc ! » Et il bondit comme une balle dans la direction du Mount-Welcome.

Cette exclamation répondait aux craintes superstitieuses inspirées aux nègres de la plantation par l’aspect du pic qui dominait Mount-Welcome.

Ce pic, appelé le Jumbé-roc, est remarquable par la régularité géométrique de ses contours et la forme anormale de son sommet. Il affecte la forme d’un cône tronqué et quoique ses pentes boisées offrent à Mount-Welcome un fond d’agréable verdure, son sommet est chauve et nu comme le crâne d’un vieillard. Sa masse rocheuse n’a pu être envahie par les géants feuillus qui escaladent sa pente.

Seul un palmier y a su planter ses racines et s’y dresser au milieu de la solitude.

Les affranchis de la vallée appellent ce pic le Jumbé-roc, nom caractéristique par les idées qui s’y rattachent. Pas un nègre de la plantation ou des domaines environnants ne se hasarderait à le visiter, et le haut du cône est aussi inconnu d’eux que le Chimborazo, bien qu’il l’ait constamment devant les yeux, et qu’une heure suffise pour le gravir.

À l’époque où se passa notre histoire, la terreur attachée au Jumbé-roc ne prenait pas seulement son origine dans une superstition ; elle était inspirée par une horrible tragédie dont le Mount-Welcome avait été le théâtre un an auparavant.

Aussi Quashie, de même que l’eussent fait à sa place tous les nègres de la plantation,