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Malgré sa blessure, le sanglier n’avait rien perdu de son énergie, et le chasseur était obligé de déployer la plus vive adresse pour se soustraire aux atteintes de ses menaçantes défenses. Chacun des antagonistes chargeait l’autre alternativement ; enfin le chasseur employa une ruse qui lui permit de donner le coup de grâce à son ennemi.

Le sanglier avait été la dupe d’un faux mouvement de retraite du chasseur. Celui-ci voyant la bête s’aventurer hors de ses fortifications, s’élança par un bond prodigieux, et vint tomber juste dans l’angle formé par les fourches du ceiba. Puis, sans laisser à l’animal le temps de se retourner, l’homme lui plongea son coutelas dans les côtes jusqu’à la poignée.

Le sanglier était tombé, et cette fois, pour ne plus se relever ; un ruisseau de sang rougissait le matelas sur lequel avait reposé Herbert.

Celui-ci s’apprêtait à descendre du ceiba lorsqu’une pensée le retint dans sa cachette. Le chasseur avait une physionomie étrange dont sa prudence anglaise se défia.

L’homme était du même âge à peu près que le jeune Anglais ; la couleur de sa peau, légèrement basanée, n’était pas assez foncée pour un mulâtre ; il devait être de sang mêlé, africain et caucasien, à en juger par les épaisses boucles d’un noir de jais qui couvraient sa tête, à demi cachée par une coiffure qu’Herbert prit d’abord pour un turban. En l’examinant mieux, il reconnut un madras éclatant de couleurs, artistement disposé autour du front et retenu par un nœud sur le côté.

Le reste du costume de ce coureur de bois se composait d’une blouse de cotonnade bleu de ciel, d’une fine chemise toute froissée, d’un pantalon pareil à la blouse et de bottes de buffle. Des courroies en cuir se croisaient sur sa poitrine ; les deux lanières pendant au côté droit servaient à suspendre une poire à poudre, une gibecière et une calebasse ; sous son bras gauche, on apercevait une corne recourbée ouverte des deux bouts, et au-dessous, contre sa hanche, pendait le fourreau vide du couteau humide de sang qu’il tenait encore à la main.

Cette arme était le machete, demi-sabre et demi-couteau, qui se retrouve dans l’Amérique comme une relique des colons conquérants, partout où ont passe les Espagnols.

Après avoir mesuré du regard le cadavre du sanglier étendu à ses pieds, le chasseur aperçut tout à coup le fusil d’Herbert à côté des débris du chou palmiste.

« Oh ! oh ! se dit-il en parlant tout haut selon l’habitude des solitaires, un fusil ! quelque esclave fugitif aura volé cette arme à son maître… Mais pourquoi l’a-t-il laissée ici ?… Il se sera sauvé peut-être à l’approche du sanglier… Hark ! qu’aperçois-je ? le fugitif revenant chercher son fusil sans doute… Voilà une chance pour aujourd’hui ! Cette bête tuée, et une prime pour la prise d’un esclave. »

Herbert, de son perchoir, pouvait apercevoir le personnage qui arrivait. C’était un jeune homme au teint cuivré ; son visage était tout égratigné, ses cheveux emmêlés, comme si on eût essayé de les lui arracher. La chemise grossière qui couvrait ses épaules était tachée de sang. Son allure était aussi singulière que son costume ; il rampait sur ses mains et sur ses genoux avec une vitesse extraordinaire, ce qui prouvait sans doute qu’il se savait poursuivi.

À peine le fugitif eut-il pénétré dans la clairière qu’il se releva et se prit à courir vers le ceiba. La supposition d’Herbert fut qu’il espérait se cacher dans les branches énormes de l’arbre ; quant au chasseur, il s’imagina que le nouveau venu venait chercher son fusil, car il était loin de soupçonner que le propriétaire de l’arme était niché sur la fourche du cotonnier.

« Halte ! » cria le chasseur au fugitif quand celui-ci eut atteint le tronc du ceiba.

L’esclave se jeta à ses genoux en murmurant un appel à la pitié, plutôt mimé que prononcé par sa voix haletante.

« Crambo ! s’écria le chasseur en examinant les initiales J.J. marquées sur la poitrine du fugitif, je ne m’étonne pas que vous ayez pris la clef des champs, portant ce tatouage-là sur la poitrine. »

Il découvrit les épaules cachées par la chemise du misérable ; la chair était diaprée d’entailles rouges qui mettaient les muscles à nu, comme on le voit dans certaines figures d’anatomie.

« Dieu des chrétiens ! s’écria le chasseur avec indignation, de telles choses peuvent-elles se voir dans un pays où vous êtes adoré ! »

L’esclave embrassa les genoux du coureur