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quand son attention fut attirée vers un arbre qui s’élevait à plus de cent pieds. Son tronc était uni comme une colonne de marbre ; à son sommet s’épanouissaient des frondaisons vertes et brillantes qui retombaient gracieusement, comme un cercle de plumes d’autruches.

Herbert qui avait étudié avec goût l’histoire naturelle, reconnut, dans ce géant de la forêt, l’areca oredoscia (l’immense chou de la Jamaïque), et il se rappela que plus d’un voyageur avait trouvé un secours contre la faim dans le cœur du cercle de son sommet. Il lui aurait été impossible de gravir cette colonne lisse : mais, par bonheur, un grand iliana au tronc tordu, s’élevait jusqu’au faîte du chou palmiste. Grâce à cet auxiliaire, Herbert tenta la conquête de son souper. Il réussit à atteindre le sommet de l'iliana, et après avoir écarté les feuilles épanouies du palmiste, il découvrit les jeunes pousses, les coupa, les jeta à terre et se hâta de redescendre.

Après avoir soupé agréablement de ces rejetons crus, mais tendres et savoureux, il rassembla entre deux énormes racines de cotonnier les flocons de ouate qui encombraient la clairière et il s’étendit sur cette couche agreste, que la fatigue lui aurait fait trouver excellente dans une autre disposition d’esprit. Quand il rouvrit les yeux, une lumière bleuâtre teignait la clairière ; mais, tandis que des teintes roses coloraient les cimes de la forêt, une pénombre grisâtre régnait encore sous les bois.

Herbert se débarrassa des peluches cotonneuses attachées à ses vêtements, puis il pensa au départ ; mais la faim était revenue, plus exigeante encore que la veille, et il n’avait pour la satisfaire que les restes de son souper, dont il se contenta. Il croyait en avoir fini avec ces impérieuses nécessités de la vie matérielle qui s’imposent aux gens les plus dénués de tout ; mais la soif le tourmenta bientôt. Après avoir erré sans trouver la moindre source, il se souvint tout à coup d’avoir vu, dans son ascension de la veille, briller de l’eau à travers les branches du cotonnier qui l’avait abrité.

Le tronc du ceiba (ou cotonnier) était envahi par une foule de plantes parasites : vriesias, cactées, orchis et bien d’autres. Des tillandsies croissaient dans les fourches de l’arbre, et c’était dans les concavités des calices en gaine de leurs fleurs écarlates qu’Herbert avait cru voir scintiller une sorte de liquide argeûté.

Il résolut de vérifier ce qu’il en était et monta sur la principale fourche du cotonnier. Son espoir ne fut pas déçu ; il but dans ces réservoirs verdoyants l’eau qu’y amassent les pluies et les rosées ; puis, saisi de reconnaissance pour la forêt qui lui avait donné l’hospitalité, il s’assit sur la fourche du ceiba et il dit à demi-voix :

« Merci, beaux arbres qui avez été moins inhumains pour moi que les habitants de cette île. Il ferait bon vivre ici… » Que vois-je ? se dit-il. Un daim ? Non. Un porc sauvage ?… Cependant, oreilles courtes et droites, tête allongée, défenses pointues… Si c’était un sanglier ? »

C’en était un, en effet, et les regrets d’Herbert furent extrêmes à la vue de cette belle pièce, car, avant de monter sur le cotonnier, il avait déposé son fusil contre le tronc de l’arbre. Quel que fût son désappointement de chasseur, Herbert comprit que ses mouvements pour descendre et prendre son arme donneraient l’éveil à la bête, et il se résigna à contempler de son perchoir les faits et gestes de ce sauvage habitant de la forêt.

Le sanglier s’était arrêté devant les débris du déjeuner d’Herbert, il broyait sous ses molaires quelques morceaux de chou palmiste, en remuant la queue et en grognant avec sensualité.

Tout à coup, l’animal remua la tête en poussant un cri d’alarme ; ses soies se hérissèrent sur son dos et les poils de sa crinière semblèrent autant d’épines.

Les yeux d’Herbert cherchèrent l’ennemi ; il n’y en avait pas d’apparence ; mais l’instinct du fauve servait mieux le sanglier qui allait reprendre sa course, quand une forte détonation se répercuta dans la forêt ; une balle siffla dans l’air, et l’animal tomba sur le dos en poussant un hurlement ; un flot de sang s’échappait de l’une de ses cuisses.

Il se remit sur pied aussitôt et s’accula entre deux énormes racines de ceiba, juste à l’endroit où Herbert avait passé la nuit. Il se trouvait ainsi protégé des côtés et de l’arrière ; il resta immobile alors, faisant entendre des grondements sourds.

Un homme sortit du taillis, armé d’une espèce de sabre court. Il traversa la clairière en courant, fonçant droit vers le cotonnier, où une lutte acharnée s’engagea entre lui et le redoutable animal.