Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/324

Cette page n’a pas encore été corrigée

sauvages, les chélidoines, les passiflores croissaient dans les clairières ; sur les pans de murs tombés en ruines, les tiges sans feuilles du jaune dodder étendaient leurs réseaux semblables à une gigantesque toile d’araignée.

Au centre du domaine, s’élevait « la grande maison », titre qu’elle ne méritait plus ; c’était un assemblage de bâtiments comprenant les moulins à sucre, les cases des nègres, les écuries, le tout enclos d’un mur élevé qui donnait à cette résidence l’air d’un pénitencier plutôt que d’une maison de campagne.

Cette plantation s’était appelée dans des temps plus reculés « l’Heureuse Vallée » ; mais depuis la venue de Jessuron, on ne la nommait plus que « le penn du Juif. »

Jessuron, étant devenu dans sa vieillesse ambitieux de distinctions sociales, s’était fait nommer juge de paix, honneur accordé à sa fortune et non à sa moralité.

Il exerçait, outre le trafic des esclaves, celui des épices. Les forêts à piments qui couvraient la partie montagneuse de sa propriété n’exigeaient aucune culture, et, justifiant la réputation d’ingéniosité commerciale attribuée à ses coreligionnaires, il exploitait lui-même ses champs de cannes à sucre.

Le jour qui suivit la démarche infructueuse de Ravener à Mount-Welcome, le penn offrait un spectacle singulier. Un enclos intérieur était le lieu de la scène. Des groupes d’êtres humains de toutes nuances, les uns assis, les autres debout ou couchés, et pour la plupart réunis par paires à l’aide de menottes, remplissaient cette espèce de hangar ; c’était le magasin du juif.

L’assortiment des marchandises provenait de la cargaison du vaisseau négrier. Les calebasses vides, les écuelles de bois gisant à terre et où pas un grain de riz n’avait été oublié, indiquaient que la nourriture avait été parcimonieusement distribuée à ces malheureux.

Dans la cour se tenaient d’autres groupes, formés de vétérans de l’esclavage ; les nouveaux venus apprenaient d’eux ce qui les attendait sous ce ciel inconnu. De temps en temps, leurs regards se dirigeaient vers la véranda de la grande maison comme dans l’attente d’un événement.

Deux Européens au teint basané se promenaient devant la véranda ; une longue rapière leur battait les mollets, et une laisse, attachée à leur ceinturon, retenait deux chiens d’un aspect féroce. Ces hommes portaient des moustaches effilées avec des cheveux presque ras ; leurs costumes, leurs armes dénotaient une origine espagnole : c’étaient, en effet, des chasseurs de nègres de l’île de Cuba.

Ravener se promenait aussi dans la cour, mais tout seul, pour ne pas commettre sa dignité de directeur du penn ; sous son bras, comme symbole de cette dignité, il portait un grand fouet qu’il ne quittait jamais, car il ne laissait échapper aucune occasion de faire sentir à son peuple d’esclaves le poids de ce sceptre redoutable.

Il pouvait être midi quand Jessuron apparut sous la véranda et vint se placer contre la balustrade qui dominait la cour ; son premier regard fut pour un fourneau ardent placé près des marches du perron. Trois ou quatre mulâtres, aux physionomies attristées, regardaient l’un d’eux retourner un fer rouge dans le brasier. Tous les noirs, à l’exception des Africains nouvellement arrivés, connaissaient cet instrument pour en avoir senti dans leur chair la morsure brûlante.

« Allez ! maître Ravener, » cria le Juif dès qu’il se fut commodément assis sur un fauteuil de bambou, « et commencez par ceux-ci. »

Il désignait une bande d’Ibos qui se tenaient dans un coin de la cour. Sur un signe de l’inspecteur, de vieux nègres s’emparèrent des pauvres créatures qui tremblaient à la vue du fer rouge, tandis que les plus jeûnes imploraient grâce par des cris.

Une odeur de chair brûlée se répandit dans la cour ; des exclamations sauvages, arrachées par la douleur, retentirent ; mais l’opération fut poursuivie impitoyablement. Les Ibos furent marqués des initiales J. J. qu’ils devaient emporter avec eux dans la tombe.

Une fournée de Pawpaws leur succéda. Leur attitude fut différente ; sans épouvante, mais sans bravade, ils subirent leur supplice avec résignation.

Un groupe de Coromantes passa ensuite devant le brasier. Ces fiers guerriers africains découvrirent eux-mêmes leurs poitrines ; un des plus jeunes même, arrachant l’instrument des mains de l’opérateur, l’appliqua lui-même sur son sein nu, et le sifflement des chairs montra que le chiffre était bien marqué ; cela fait, il se retira d’un pas ferme.

« Lesquels maintenant ? demanda Ravener.

— Les Mondigos ou… plutôt le prince, ré-