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de faim, je refuserais de m’asseoir à une table où je ne serais pas le bienvenu.

— Oh ! cousin, Que dites-vous là ? »

En ce moment, la porte s’ouvrit bruyamment et Loftus Vaughan parut sur le seuil.

— Kate, s’écria le planteur d’une voix courroucée, que faites-vous ici ? Je vous ai cherchée par toute la maison. M. Smythje vous prie de lui jouer quelque chose sur la harpe. »

Ce ton violent dénotait, outre la colère, une excitation à laquelle les vins fins du dîner n’étaient pas étrangers.

« Mon père, ne voyez-vous pas votre neveu ?

— Venez, venez, vous dis-je. » Et sans répondre à la remarque de sa fille, M. Vaughan referma la porte du kiosque et entraîna Kate vers la maison.

Après le départ de la jeune créole, Herbert resta indécis sur la conduite qu’il devait tenir.

Ce qui venait de se passer le confirmait dans sa conviction qu’il n’était considéré que comme un intrus dans la maison de son oncle. Le résultat de son entrevue avec celui-ci n’était donc pas douteux ; devant cet accueil blessant, il voulut d’abord s’éloigner de cette demeure inhospitalière sans attendre de nouveaux déboires ; mais sa fierté le décida à aller jusqu’au bout.

Au lieu d’atténuer l’amertume de cette pénible attente, les sons de la harpe qui vibrèrent bientôt lui firent l’effet d’une raillerie ; mais, quand le jeune homme eut écouté quelques instants cette musique, il reconnut un motif triste et doux, l’air de l’Exilé d’Érin, et une voix mélodieuse lui apporta ces paroles appropriées à sa précaire situation :

« Triste est mon sort, dit l’étranger au cœur brisé. Le daim sauvage, le loup cruel ont leur tanière dans la forêt ; moi, je n’ai ni abri, ni refuge contre la faim et le danger. Je n’ai plus de maison, pas même de patrie ! »

Cette voix, c’était celle de Kate. Était-ce à lui que sa cousine envoyait ce chant sympathique ?

Une fois encore, il se sentit calmé et prêt à pardonner ; mais cette disposition ne dura pas longtemps. Comme les dernières notes mouraient dans l’air, la porte du kiosque s’ouvrit et Herbert se trouva en face de son oncle.

Un froncement de sourcils de mauvais augure plissait le front assombri de M. Vaughan. Sans saluer le jeune homme ni lui tendre la main, il l’interpella rudement en ces termes :

« Ainsi, vous êtes le fils de mon frère… Quel motif vous amène à la Jamaïque ?

— Ma lettre a dû vous instruire à ce sujet.

— Et puis-je vous demander si vous avez une profession ?

— Aucune, malheureusement ; j’ai été élevé avec soin dans un bon collège, mais…

— Alors, comment comptez-vous vous tirer d’affaire ?

— Du mieux et le plus honorablement que je le pourrai.

— En mendiant, en vivant aux crocs de votre oncle le planteur, sans doute.

— Monsieur, dit Herbert en se redressant de toute sa hauteur, maintenant que j’ai le déplaisir de vous connaître, vous êtes le dernier homme dont j’accepterais un service.

— Vous êtes un impertinent, s’écria Loftus Vaughan. Quittez à l’instant ma maison.

— Je n’y suis resté jusqu’ici qu’afin qu’il fût dit, monsieur, que vous en avez chassé le fils de votre propre frère.

— Ah ! vous prétendez me faire la leçon ? »

Le jeune homme avait sur les lèvres des paroles indignées, et il allait les jeter à la face de son oncle quand il aperçut le doux visage de Kate derrière une jalousie à demi levée.

« Il est son père, se dit Herbert, pour l’amour de cette gracieuse enfant, je me tairai — et, sans relever la dernière insulte de son oncle, il sortit du kiosque.

— Arrêtez, monsieur, lui cria le planteur, tout interdit de la tournure que les choses avaient prise ; un mot avant que vous ne partiez, si toutefois vous vous en allez. »

Herbert s’arrêta et tourna la tête pour écouter.

« Il ne sera pas dit, continua le planteur, que j’aurai laissé un parent sans secours. Vous trouverez vingt pounds dans cette bourse ; prenez-les en attendant que vous ayez trouvé un emploi ; mais je ne vous les donne qu’à la condition que vous ne vous vanterez à personne d’être mon neveu. »

Herbert prit la bourse sans répondre un seul mot ; mais une seconde après les pièces d’or tintaient en se dispersant sur les cailloux de l’allée, et il lança le sac vide aux pieds de son oncle. Jetant alors au planteur un regard de dédain, il lui tourna le dos et s’éloigna rapidement.

Il allait sortir du jardin quand son nom, prononcé à voix basse, le fit s’arrêter de nouveau.