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vateur, car, malgré l’usure de ses vêtements blanchis aux coutures, il gardait un air de distinction et de fierté modeste.

Assis près du cabestan, il tenait un album sur ses genoux, il esquissait d’une main habile le havre dans lequel on allait atterrir.

Comme le vaisseau se rapprochait de la terre, il ferma son album et se mit à contempler le paysage. Malgré les émotions qu’un spectacle si nouveau devait éveiller en lui, il devint pensif.

Une voix étrangère l’arracha tout à coup à sa rêverie ; c’était celle de M. Montagu Smythje.

« Sur mon honneur, un vrai décor d’opéra ! Ne trouvez-vous pas, mon ami ? »

Le jeune rêveur, surpris du ton de supériorité affecté par le passager des premières, s’abstint de répondre.

« C’est à vous que je parle, mon jeune camarade, continua le cockney. Par Jove, je vous ai souvent regardé du gaillard d’arrière. Vous êtes un voyageur de l’espèce taciturne. Puis-je savoir — pardon de la liberté grande — comment vous venez à la Jamaïque ?

— Comme vous-même, par la Nymphe de l’Océan.

— Ah ! ah !… pas mal, fort bien répliqué. Et c’est du commerce que vous venez faire à la Jamaïque ?

— Non, monsieur.

— Une profession libérale, alors ?

— Pas davantage, répondit le jeune homme avec distraction, j’y viens trouver un oncle à moi, s’il vit encore.

— Prodigieux, dit Smythje, vous n’êtes donc pas sûr de ce fait important ? Il y a donc longtemps que vous n’avez pas eu de ses nouvelles ?

— Des années, répondit le jeune homme qui ajouta, sous l’empire de l’impression d’isolement qu’il éprouvait : Et je n’en ai reçu aucune, bien que je lui eusse écrit que j’arriverais sur ce navire.

— Étrange ! s’écria le dandy. Et comment s’appelle cet oncle ? J’ai des connaissances à la Jamaïque et je pourrais vous renseigner peut-être.

— Il est planteur et se nomme Vaughan.

— Vaughan ! dit Smythje avec une vive surprise. Vous ne parlez pas, je suppose de Loftus Vaughan, esquire de Mount-Welcome ?

— C’est bien lui. Loftus Vaughan était le propre frère de mon père qui s’appelait, lui Herbert Vaughan, ainsi que moi.

— Incomparablement étrange ! Savez-vous, mon jeune ami, que nous avons la même destination ! Loftus Vaughan est le gérant de ma propriété, et c’est chez lui que je me rends. Ne serait-il pas bizarre que nous fussions, vous et moi, reçus sous un même toit, par le même hôte ? »

Cette remarque fut accompagnée d’un regard dont l’insolence n’échappa point au jeune passager. Il se disposait à répliquer vertement, quand le cockney, qui avait lu sur le visage de son interlocuteur, s’empressa de le quitter en balbutiant quelques mots sur la possibilité d’une rencontre prochaine.

Les jours qui suivirent la réception des deux lettres de Londres, on aurait pu voir Loftus Vaughan à l’une des fenêtres de Mount-Welcome, surveillant avec sa longue-vue la rade et la mer. Les steamers n’arrivaient point à cette époque comme aujourd’hui à l’heure presque dite, et l’hôte attendu pouvait débarquer d’un moment à l’autre.

Cet événement n’était un mystère pour personne à Mount-Welcome ; chaque jour y amenait de nouveaux embellissements. Les chambres de la grande maison avaient été fraîchement décorées, les servantes habillées de neuf, et les valets, pourvus de livrées, luxe inconnu jusque-là à la Jamaïque.

Les motifs de tous ces préparatifs étaient plus secrets. Loftus Vaughan avait une fille en âge d’être mariée, et M. Smythje était un riche parti ; la propriété de Montagu-Castle donnait des revenus que le custos, qui la dirigeait depuis plusieurs années, pouvait évaluer à un shilling près. La réunion de cette plantation à celle de Mount-Welcome devait constituer le plus beau domaine du pays ; aussi le désir de les réunir par un mariage était-il devenu l’idée fixe du planteur.

Une autre raison lui faisait souhaiter cette alliance ; personne à la Jamaïque n ignorait que Kate fut la fille d’une quarteronne, et par-conséquent, de sang-mêlé, et les préjugés de race lui auraient interdit toute union sortable dans son pays ; Loftus savait que les jeunes Anglais observent moins cette loi de démarcation sociale, et il espérait qu’un mariage qui anoblirait sa fille effacerait cette tache originelle.

C’était avec un véritable chagrin qu’il avait reçu la lettre par laquelle son neveu lui annonçait son passage effectué en seconde classe sur la Nymphe de l’Océan, car il avait craint