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« Voilà une belle histoire, dit-il, quand le négrier eut fini de parler. Mais comment espère-t-il retrouver sa sœur ? Il pourrait aussi bien chercher une aiguille dans une botte de foin.

— Cela ne me regarde pas, répondit indifféremment le capitaine ; mon affaire était de l’amener ici, et je consens à le reconduire chez lui, aux mêmes conditions, s’il le veut.

— Il vous a donc payé un bon prix ?

— Voyez-vous cette rangée de Mandigos près du cabestan ? J’aurai vingt de ces gaillards pour ma peine.

— Il y en a quarante, dit le Juif ; et les autres ?

— Il les donnera en échange de sa sœur, quand il la retrouvera.

— Aïe ! fit le Juif en haussant les épaules ; cela ne sera pas une affaire facile.

— Par le diable, vieux camarade, dit le capitaine frappé d’une idée, je songe que vous pouvez aider le prince dans son entreprise. Personne ne pourrait mieux le piloter que vous, qui connaissez toute la population de l’île. Il vous payera bien, allez !

— Bien, capitaine, je ne dis pas non ; mais y a-t-il autre chose à espérer que les vingt Mandigos ?

— En argent ? pas un rouge liard. Hommes, femmes, telle est la monnaie du pays. Mais venez boire le gin dans ma cabine ; nous arrangerons cette affaire-là, quand vous m’aurez dit ce qu’il vous faut de mon bétail noir. »

Le soleil allait disparaître dans les flots, lorsque le gig cutter et la yole du capitaine furent mis à l’eau et les « balles » déposées sur le rivage, dans le petit couvert qui servait à cacher l’esquif du Juif. Celui-ci avait acheté en bloc toute la cargaison.

La barque de Jacob Jessuron suivait, à une encablure, les bateaux qui transportaient les esclaves. Le prince Cingües était assis à la poupe, face à face avec le Juif. Les couleurs éclatantes de son costume chatoyaient, malgré la pénombre, sur la surface grise des eaux.

Le lendemain du jour où le bâtiment négrier avait débarqué sa cargaison, M. Vaughan, placé devant la fenêtre de la salle, aperçut un cavalier qui se dirigeait vers sa maison, par l’avenue de tamarins.

Comme l’étranger s’approchait, sa monture se transformait graduellement en mulet, et le cavalier en un homme sec et long, de mine rébarbative.

« L’inspecteur du penn de Jessuron ! le confident du vieux juif ! murmura M. Vaughan. Que peut-il me vouloir si matin ?… Quelque lot de bois d’ébène à vendre sans doute ; un négrier a passé hier dans la baie. Et ce Jessuron n’oublie jamais de m’avertir des premiers, quand il a renouvelé son lot d’esclaves.

Ce monologue fut interrompu par l’entrée de Master Ravener qui se confondit en saluts auprès du planteur. En dépit de l’inimitié de Lotfus Vaughan et de Jessuron, les habitudes hospitalières des planteurs firent que le custos offrit de prime abord des rafraîchissements à l’employé du marchand d’esclaves. Ravener, après s’être fait prier, accepta un verre de swizzle.

Un vase énorme, placé sur le buffet avec une grande cuiller en argent et des vases autour, contenait le swizzle, mélange de rhum, de sucre et d’eau et de jus de citron. C’est un breuvage que l’on trouve toujours dans la demeure d’un planteur de la Jamaïque ; il est versé par une fontaine qui ne tarit jamais, car on la remplit à mesure qu’elle s’épuise.

L’inspecteur du penn de Jessuron prit des mains d’un sommelier nègre une large timbale de swizzle et la remit en faisant claquer sa langue sur ses lèvres avec l’observation d’usage :

« Très bon ! » Ensuite il s’assit sur le siège qui avoisinait celui de son hôte.

M. Vaughan, observant une réserve tant soit peu hautaine, attendit que son visiteur expliquât le motif de sa visite.

« Eh bien, monsieur Vaughan, dit Ravener, je viens vous parler d’une petite affaire de la part de M. Jessuron.

— S’il s’agit d’esclaves à vendre, votre patron vous a donné une peine inutile en vous envoyant chez moi ; mon assortiment est complet.

— Je viens au contraire chez vous pour acheter, monsieur Vaughan, c’est-à-dire si vous y consentez.

— Bonnement, acheter, et quoi, s’il vous plaît ?

— Nous avons un client qui a besoin d’une fille pour servir à table, et il ne nous reste rien dans notre provision qui puisse lui convenir. Vous en avez une qui ferait son affaire, s’il vous plaisait de nous la céder.

— De qui parlez-vous ?

— De cette petite Yola que M. Jessuron vous