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en coton bleu reposait sur les genoux de l’Israélite pendant que ses deux mains s’occupaient au gouvernail.

Cet individu n’était autre que Jacob Jessuron, marchand d’esclaves et Juif d’origine prussienne, deux fois Juif par conséquent.

« Ho ! du vaisseau ! cria-t-il à pleins poumons quand l’esquif arriva sur le bordage du négrier.

— Qui est là ? » demanda une voix partant du gaillard d’arrière, et aussitôt la figure du capitaine Aminadab Jowler se montra sur la galerie du faux-pont.

« Ah ! messire Jessuron, ajouta le négrier, c’est pour avoir la première vue de mes moricauds ? Bien. Premier arrivé, premier servi, c’est mon système. Content de vous voir, comment va la santé ?

— Parfaitement, dit le vieux Juif avec un affreux accent allemand. La cargaison est-elle belle ?

— Bonne marchandise n’a pas besoin d’être vantée ; montez la voir. »

Jacob Jessuron saisit la corde qui lui fut jetée, grimpa comme un vieux singe le long du bord et se trouva bientôt sur le pont du navire. Après quelques congratulations prouvant la bonne harmonie des deux personnages — amitié aussi solide que peut l’être celle de deux coquins, — le Juif assura ses lunettes sur la mince arête de son nez, et commença l’inspection des marchandises.

Sur le gaillard d’arrière du négrier et près du câblot d’échelle se tenait un homme d’un aspect étrange, différant des blancs de l’équipage autant que les noirs de la cargaison. Pour avoir l’entrée de la cabine, il fallait qu’il ne fût pas compris dans ces marchandises humaines, il tenait pourtant de l’Africain et de l’Arabe, bien que ses traits le rapprochassent du type européen.

Sa peau avait la patine d’un beau bronze florentin ; des sourcils finement arqués couronnaient des yeux noirs et arrondis ; il avait le nez aquilin, les lèvres fines, une chevelure noire bouclée, mais non crépue. Un riche costume faisait valoir la beauté des formes de cet homme, qui paraissait vingt ans à peine. Une tunique sans manches, en satin jaune, serrée à la taille par une écharpe de crêpe de Chine frangée d’or, descendait plus bas que ses genoux ; une autre écharpe, de couleur bleue, se drapait sur son épaule droite, et un cimeterre au fourreau d’argent ciselé, à poignée en ivoire, se dissimulait à demi dans les plis de son vêtement ; il avait pour coiffure un turban de cachemire, et aux pieds, des sandales en peau de Kordofou ; le cou, les bras et les jambes étaient nus.

Malgré ce costume asiatique, ce jeune homme était Africain, ce qui ne veut pas toujours dire nègre. Il appartenait à la grande nation des Foolahs (Fellafos), race de bergers guerriers, dont le pays s’étend des confins du Darfour aux rivages de l’Atlantique.

Trois ou quatre hommes de cette tribu l’entouraient, mais leurs vêtements, d’étoffes plus communes, et leurs attitudes respectueuses témoignaient de leur infériorité. Au contraire, le maintien hautain du jeune homme indiquait un chef d’un rang élevé. C’était, en effet, un prince Foolah des rives du Sénégal.

En quelle qualité se trouvait-il sur ce navire ? telle fut l’interrogation que se posa le marchand d’esclaves Jessuron quand ses regards se portèrent sur le Foolah.

« Qu’avez-vous donc là, capitaine ? dit-il à Aminadab Jowler. Des esclaves ?… C’est impossible.

— Celui que vous voyez là en satin jaune n’est ni plus ni moins que Son Altesse Royale le prince Cingües, fils du sultan de Footo-toro. Les autres sont ses sujets, ses courtisans, des gens qui le servent.

— Sultan du Footo-toro ! répéta le Juif en brandissant son parapluie bleu en signe de surprise. Ah ! la bonne affaire ! Mais pourquoi les habiller ainsi ? ils ne vaudront pas pour cela un sou de plus au marché.

— S’ils étaient à vendre, oui ; mais le prince est mon passager, ni plus ni moins. C’est une curieuse affaire.

— Contez-la moi donc, capitaine.

— Voici : il y a un an, une armée de Mandigos attaqua la ville de Footo-toro et la mit au pillage ; parmi les esclaves qu’ils firent, se trouva la sœur du prince Cingües, qui était l’enfant bien-aimée du vieux sultan. Les Mandigos la vendirent à un marchand des Indes occidentales, qui l’emmena dans une des îles, on ne sait laquelle. Le prince est parti, sur l’ordre de son père, à la recherche de sa sœur. Et maintenant, vous en savez autant que moi ? »

L’expression qui s’étendit sur le visage du vieux Juif, pendant ce récit, prouva l’intérêt qu’il y prenait, mais il s’efforça de dissimuler son émotion.