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CHAPITRE II
LE TRAFIC DU MARCHAND D’ESCLAVES


Le soleil ardent des Indes occidentales s’abaissait sur la mer lorsqu’un navire qui avait tourné la pointe Pedro, prit sa direction vers l’est pour Montego-Bay.

C’était un vaisseau à trois mâts, une barque comme l’annonçait son mât d’artimon, et jaugeant, d’après l’apparence, de trois cents à quatre cents tonneaux.

Il filait toutes voiles dehors par une douce brise.

Outre le pavillon attaché comme un pennon à la vergue supérieure, un autre pendait jusqu’au couronnement de la poupe. Ce dernier était un champ d’azur semé d’étoiles avec des raies rouges et blanches, le drapeau d’un pays libre. Le navire renfermait pourtant dans ses flancs une cargaison d’esclaves : c’était un négrier.

Après être entré dans la baie, il vira soudain de bord et tourna au sud, mettant le cap sur un point désert de la côte. Arrivé à un mille de terre, il cargua ses voiles, et jeta l’ancre. Il s’agissait, avant de débiter la marchandise vivante, de la parer pour les chalands.

Selon la phraséologie du négrier, le chargement du navire se montait à deux cents « balles ». C’était une cargaison assortie de marchandises recueillies sur divers points de la côte africaine.

À peine l’ancre eut-elle touché le fond que les « balles » vivantes furent amenées sur le pont par lots de trois ou quatre. En sortant de l’écoutille, chaque pauvre créature était rudement saisie par un matelot, qui, une brosse à la main, l’enduisait d’un liquide noirâtre, composition formée de poudre à fusil, de jus de citron et d’huile de palmier ; un autre matelot frottait ensuite sur l’enduit pour le faire pénétrer dans la peau jusqu’à ce que l’épiderme fût noir et luisant comme une botte bien cirée. C’est ainsi que l’on préparait la marchandise pour la vente. Le propriétaire du bâtiment négrier, se tenant sur le gaillard d’arrière, présidait à cette opération.

Dès l’arrivée du négrier, une barque se détacha de la côte et se dirigea vers le bâtiment nouvellement amarré. Deux nègres, demi-nus, tenaient les rames ; un homme, à peau blanche ou plutôt jaunâtre, assis dans les cordages du gouvernail, avait pris les drosses et conduisait l’embarcation.

Il pouvait avoir une soixantaine d’années ; son visage sillonné de plis et bruni par le soleil indien ressemblait assez à une feuille de tabac ; ses traits étaient si effilés que les deux profils collés l’un contre l’autre avaient beaucoup de peine à former une face. Un nez crochu, un menton d’une prodigieuse saillie, entre eux une baie indiquant la place des lèvres, donnaient l’idée d’un type juif exagéré. Telle était, en effet, la nationalité de ce personnage.

Quand la bouche s’entr’ouvrait pour rire — événement rare — deux dents seulement s’y montraient, éloignées l’une de l’autre comme deux sentinelles qui gardent l’entrée d’une caverne. Deux prunelles noires et brillantes, semblables à celles de la loutre, éclairaient perpétuellement ce visage, car leur propriétaire, disait-on, s’abandonnait rarement au sommeil ; une paire d’épais sourcils blancs se rejoignait sur le cap mince du nez ; les cheveux — absents probablement — étaient remplacés par un bonnet de coton jaune sur lequel reposait un chapeau de feutre à poils rares et à bords cassés.

Un habit presque sordide, des culottes de casimir qui montraient la corde, des bottes éculées composaient un accoutrement digne de cette bizarre figure. Un colossal parapluie