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au baas ce vœu de tous ses amis, qui était aussi le sien, bien entendu.

« Non, mes enfants, répondit Jan Van Dorn après avoir rassemblé autour de lui toute cette jeunesse qui pétillait d’ardeur mal contenue. Non, je ne vous permettrai pas cette imprudence. Une attaque dans un lieu aussi découvert serait périlleuse pour le salut de tous. Les chasseurs descendus à terre ne reviendraient certainement jamais à bord, car, pour quelques éléphants qu’ils abattraient, ils ne viendraient jamais à bout d’esquiver la fureur des autres. Enfin les gens du radeau seraient eux-mêmes exposés à la vengeance des éléphants. Ne me parlez plus de cette folie. »

Les ordres du baas faisaient loi ; on dut se résigner, mais fort à contre-cœur. Hendrik ne put empêcher de murmurer tout bas contre cette défense.

« Mon père est si prudent, dit-il à Ludwig et à Piet, qu’il en devient timoré. Sa défense nous prive d’un gros bénéfice en cas de succès. C’est une fortune que nous perdons là. »

Pour être d’un tempérament ardent, Piet n’en restait pas moins docile aux ordres paternels, et son bon sens réagissait contre ses plus vifs entraînements ; il sut fort bien répondre à son frère :

« Allons, ne cherche pas à nous faire croire que c’est un calcul intéressé qui rend ta soumission si raisonneuse. Tu grognes, parce que tu es privé du plaisir d’une aventure. Tu regrettes la chasse, cette superbe chasse dont tu ne rencontreras jamais l’équivalent. Et moi aussi, je la regrette, mais j’aime mieux ne pas murmurer, parce que la mauvaise humeur nous rend injustes envers autrui et insupportables à nous-mêmes. »

Hendrik sourit et tendit la main à son frère ; il avait compris la leçon.

Le radeau continua d’avancer encore quelques heures.

« Je voudrais voguer ainsi toute ma vie, disait Katrinka à Rychie et à sa sœur.

— Et moi aussi ; c’est délicieux de se sentir glisser sur l’eau, répondit Meistjé.

— Je ne sais pourquoi, dit à son tour Rychie, mais il me semble que nous allons moins vite que tout à l’heure. »

Rychie ne se trompait pas. La marche du radeau se ralentissait, et, peu à peu, elle devint presque nulle. Les perches n’étaient d’aucun secours, à cause de la profondeur de la rivière. Cette fois ce n’était pas l’eau qui manquait. Au contraire, il y en avait trop.

« Aux rames », cria Jan Van Dorn.

Les rameurs prirent leurs places ; mais tous leurs efforts réunis ne faisaient guère avancer le radeau que de deux kilomètres à l’heure. C’était aller d’un train de tortue.

« C’est désespérant, dit le baas.

— Vous croyez que cela durera longtemps ainsi ? lui demanda Katrinka.

— Je n’en suis que trop certain. Regardez cette étendue d’eau stagnante devant nous. À l’allure que nous prenons, nous en avons pour plus d’un jour.

Eh ! qu’importe ! fit étourdiment la jeune fille. On est si bien ici, je n’ai plus hâte d’arriver, moi !

— Oh ! la jeunesse ! la jeunesse ! murmura le baas, elle ne considère jamais que le moment présent… Vous n’ignorez pourtant pas, ma chère petite étourdie, que la saison des pluies est proche, et qu’elle amène avec elle les fièvres, qui, dans ces régions marécageuses, sont souvent mortelles pour nous autres, blancs.

— Mais, dit Katrinka, le Limpopo peut se réveiller de son apathie.

— Espérons-le, mon enfant.

— Comme ces rives sont unies et plates ! dit Annie Van Dorn. On les dirait modelées par un travail humain.

— Oui, reprit le baas, le fleuve ressemble ici à un vrai canal.

— Il me vient une idée, dit Karl de Moor. Pourquoi n’agirions-nous pas comme si nous naviguions sur un véritable canal ? Pourquoi ne pas faire haler notre radeau ?

— Votre idée est excellente, mon ami, répondit Jan Van Dorn, et nous allons la mettre en pratique. La nature a si bien travaillé pour nous ici que le chemin de halage semble tout tracé pour nos hommes. »

Sans perdre plus de temps en pourparlers, le baas donna ses ordres. On attacha à l’avant du radeau une des cordes qui servaient autrefois à l’attelage des chariots. Les deux autres cordes y furent attachées bout à bout et portées au rivage par le canot qui trouva son premier emploi à cette occasion. Puis, on forma parmi les Hottentots et les Cafres trois compagnies de haleurs qui devaient se relayer d’heure en heure.

Tiré par des mains robustes, le bateau glissa bientôt sur l’eau avec une vitesse raisonnable.