Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/286

Cette page n’a pas encore été corrigée

« Vous ne pouvez pas tuer l’éléphant du premier coup, leur dit-il ; en ce cas, il chargerait devant lui et blesserait les femmes, les enfants et nos serviteurs, tous rassemblés sur un petit espace. Et puis, le tueriez-vous d’emblée que ce serait une cruauté inutile. Cet éléphant n’a pas d’ivoire qui puisse vous tenter, et ce serait perdre votre poudre et vos balles que de le tuer.

— C’est juste, nous avions tort ; c’est notre instinct de chasseurs qui nous avait emportés, dit Piet, qui s’empressa le premier de faire acte de soumission à Klaas Rynwald pour imposer aux autres l’exemple de sa déférence.

— Il sera tout aussi intéressant pour nous tous, reprit le vieux Boër, d’observer les faits et gestes de ce karl-kop. Si nous ne bougeons pas, il ne cherchera pas à nous nuire, car l’éléphant le plus misanthrope garde assez de principes de justice pour n’attaquer jamais qui ne lui cherche pas noise.

On se tint coi ; et le silence devint si grand parmi les spectateurs, qu’on eût entendu le bruit d’une feuille agitée par le vent.

Sans se douter le moins du monde de la proximité d’êtres humains, l’éléphant commença par boire à sa soif, ce qui ne fut pas l’affaire d’une minute. Puis, il entra dans la rivière, calme et unie comme un miroir, et il procéda à un second exercice. Aspirant l’eau dans sa trompe, il la faisait ensuite jaillir en l’air et retomber en pluie sur son corps. Il s’administrait une douche dans les règles, avec une satisfaction évidente.

Soudain, au moment où il plongeait pour la cinquième ou sixième fois son appendice nasal dans la rivière, il l’en retira vivement, poussa un cri de douleur, fît volte-face et revint sur la rive.

Le trouble de l’eau sur son passage ne permettait pas aux Vee-Boërs de distinguer la cause de cette retraite précipitée. Le karl-kop paraissait ignorer de son côté quel était l’ennemi devant lequel il avait dû fuir. Arrivé sur la terre ferme, il examina la rivière d’un air méditatif ; puis, ses petits yeux s’illuminèrent ; il secoua ses longues oreilles comme pour attester qu’il avait enfin deviné, et il retourna d’un pas mesuré vers l’eau. Quand il en eut jusqu’à mi-corps, il introduisit de nouveau sa trompe dans la rivière.

Les spectateurs crurent que l’éléphant allait reprendre sa douche interrompue, mais c’était une erreur. L’intention du sagace animal était tout autre.

L’eau se rida à quelque distance du karl-kop, et une sorte de remous indiqua l’approche d’un crocodile. Le saurien lui-même devint bientôt visible. Il avait au moins douze pieds de long, ce qui le rendait un adversaire peu agréable à rencontrer. C’est lui qui avait essayé de happer la trompe de l’éléphant et qui avait causé au pachyderme une douleur assez vive pour expliquer sa retraite et sa rancune.

On a raconté beaucoup de traits constatant la sagacité des éléphants ; presque tous sont véridiques ; mais il n’en est pas un qui prouve mieux la finesse de leur instinct, — ne faudrait-il pas dire : leur intelligence ? — que celui dont furent témoins les Vee-Boërs. En tout cas, aucun n’est plus curieux.

Le karl-kop tenait sa trompe à demi submergée et la balançait horizontalement à droite et à gauche, d’un mouvement doux et continu. Ces oscillations ressemblaient, à s’y méprendre, à celles que les pêcheurs impriment à leurs lignes armées d’hameçons, lorsqu’ils tentent l’eau pour amorcer le poisson.

Cette fois, le poisson était plus glouton qu’avisé, et il mordit presque aussitôt. Le crocodile approcha sous l’eau avec précaution ; il essaya de saisir cet appât vivant, mais ce fut lui qui fut péché comme une simple truite.

Le karl-kop triomphant revint au rivage, tenant bien haut en l’air le crocodile enroulé et fortement serré dans sa trompe. Il lança sa proie dans l’espace. Soit qu’il l’eût fait à dessein, soit pur effet de hasard, le saurien alla tomber entre deux branches d’arbre fourchues, dont les parois élastiques le retinrent comme dans un étau.

Les spectateurs de cette scène avaient fort envie de rire en voyant la hideuse créature se tordre au-dessus de cet arbre. Plusieurs d’entre eux certifiaient que l’éléphant avait choisi en parfaite connaissance de cause cet endroit spécial pour y emprisonner sa victime.

Quoi qu’il en fut, l’éléphant était bien vengé. Le crocodile se débattait en vain sur son perchoir. Ce fut là qu’il mourut, non de l’agonie lente et douloureuse à laquelle son impitoyable vainqueur l’avait condamné, mais d’une balle que Klaas Rynwald lui envoya par pitié lorsque le karl-kop se fut éloigné, sans se douter que son acte de justice à la turque avait eu des témoins.

Les jeunes Boërs remercièrent leur baas