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Cet éloignement de l’eau courante expliquait la quantité de crocodiles réunis autour du lac. La sécheresse avait refoulé sur ce petit espace les habitants d’une trentaine de kilomètres de la rivière. Ils étaient là, pressés les uns contre les autres, comme des grenouilles dans une mare. Après avoir dévoré tous les poissons, tous les êtres vivants enfermés avec eux dans l’eau du lac, les crocodiles se trouvaient réduits à la famine. Peut-être en arriveraient-ils à s’entre-dévorer, en dépit du proverbe assurant que les êtres malfaisants ne se mangent pas entre eux. Ce qui restait certain, c’est que leur attaque désespérée était due à la faim.

Le Vee-Boërs, échappés aux atteintes de ces monstres, les oublièrent bientôt pour ne songer qu’à la fâcheuse interruption de leur voyage.

Chacun était désolé, et nul plus que le baas, qui se sentait moralement responsable de tout ce qui survenait de fâcheux à la colonie.

« J’ai eu tort, dit-il à ses amis, de m’en être rapporté à nos jeunes gens pour explorer l’omaramba. Dès qu’ils ont revu l’eau courante, ils ont cru tout sauvé, et n’ont pas pris le soin de pousser une pointe le long des rives pour s’assurer de la continuité du courant… Oh ! ils ne méritent pas d’être blâmés, ces braves garçons ! C’est moi qui aurais dû savoir que des missions semblables doivent être confiées à des hommes vieillis dans l’expérience des choses et non à de jeunes têtes, promptes à s’enflammer sur les premières belles apparences. J’ai donc eu tort, et cette erreur de ma part nous a coûté deux braves serviteurs, sans parler de l’énorme transbordement qui nous a amenés pendant quelques kilomètres à peine et qui est à recommencer… s’il se trouve de l’eau plus loin. Cette fois donc, je ne m’en rapporterai qu’à moi-même pour l’exploration à opérer ; mais, afin de ne pas attrister nos jeunes gens, j’en emmènerai deux ou trois avec moi, de sorte qu’ils ne soupçonneront pas que vous les avez blâmés au conseil, vous, ami Blom, et vous, Rynwald, d’avoir agi à la légère lors de leur mission d’éclaireurs. »

Le baas partit, emmenant avec lui Laurens de Moor, qui lui était de plus en plus attaché, Andriès et Ludwig ; il était résolu à marcher aussi loin qu’il le faudrait pour s’assurer de la viabilité de la rivière.

La nature du terrain se chargea de l’éclairer plus vite qu’il ne l’espérait. Au delà de l’endroit où la rivière sortait pour la troisième fois de terre, le sol devenait argileux, de sablonneux qu’il était en amont. Or, les phénomènes de courants souterrains ne se produisent que dans les terrains sablonneux. On pouvait donc se livrer à un second transbordement, avec l’espoir fondé que ce serait le dernier dur labeur de cette nature.

Cette découverte ne fut pas faite en quelques heures par le baas. Il ne fut de retour que le lendemain de son départ. Jusque-là, les émigrants étaient restés dans une attente quasi découragée. À quoi bon démolir les embarcations si la rivière ne reprenait pas son cours ? Et de quelle utilité serait le déchargement des marchandises s’il fallait abandonner les radeaux ?

On prit seulement les objets indispensables pour établir à terre un camp temporaire, car passer la nuit à proximité des crocodiles eût été fort imprudent.

Ce furent des heures d’une longueur mortelle pour tous les émigrants. Cet état d’incertitude sur le sort du lendemain pesait sur chacun et oppressait les jeunes gens surtout, plus qu’un danger précis, imminent. Le fait seul de ne pouvoir rien tenter, rien entreprendre pour changer la situation, était pour eux un véritable supplice.

La seule distraction de cette halte pénible fut un épisode singulier.

C’était le soir, au coucher du soleil. Les voyageurs prenaient leur souper en commun sur le rivage. Tout à coup un craquement de branches d’arbres leur annonça l’approche d’un ennemi. À en juger d’après le bruit de sa marche, c’était un buffle, un rhinocéros ou un hippopotame, ou bien encore un éléphant qui venait se désaltérer au lac.

C’était, en effet, un éléphant, un karl-kop, c’est-à-dire un gros mâle sans défenses, qui déboucha bientôt du taillis. L’animal était seul, d’allures brusques et quasi convulsives ; évidemment, c’était un proscrit de quelque tribu éléphantine, un exilé parmi les siens, ce qui indiquait en lui un animal dangereux. L’éléphant solitaire est toujours redouté. Sa méchanceté est proverbiale et on le considère généralement comme fou.

Par bonheur, des broussailles cachaient les Vee-Boërs aux yeux de ce visiteur inopiné. Les mets du souper roulèrent à terre. Les chasseurs sautèrent sur leurs fusils et se mirent à l’affût ; mais Klaas Rynwald leur défendit péremptoirement de tirer.