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où l’on pouvait rencontrer des rapides, ou, ce qui eût été pire encore, une chute d’eau.

Dès que le crépuscule étendit sur le ciel son voile sombre, les trois embarcations furent amenées au rivage et solidement amarrées ; mais Jan Van Dorn n’avait donné l’ordre de stopper qu’après avoir choisi une place convenable. L’abordage n’est rien moins que facile quand le courant est fort, et les rives escarpées ; mais il se trouva bien à point une petite anse dont on fit un port de débarquement. On jeta une planche des radeaux au rivage, et les passagers se hâtèrent de mettre pied à terre.

Malgré le plaisir que les émigrants avaient pris à leur voyage sur la rivière, aucun d’eux n’était fâché de ce changement. D’ailleurs, les appétits s’étaient aiguisés pendant la route ; le déjeuner, pris de meilleure heure que de coutume afin d’accélérer le départ, était bien loin, et l’on accueillit avec empressement la proposition de hâter le souper. Les fourneaux des radeaux valaient mieux que des foyers allumés au grand air, à la mode des Bohémiens. Néanmoins le repas cuit à bord fut mangé sous les grands arbres de la rive et assaisonné par une franche gaieté. Qu’importe le mode de préparation des aliments et ce qu’ils peuvent valoir en eux-mêmes si l’appétit, ce maître cuisinier, est là pour les rendre exquis !

Le souper terminé, l’on ne tarda guère à songer au repos. Chacun se retira, qui sous les tentes des radeaux, qui sous les arbres. Mais il faisait trop chaud pour bien dormir. Les moustiques se chargeaient d’ailleurs d’aiguillonner les voyageurs pour les tenir éveillés. Ces insectes, dix fois plus insupportables qu’il ne sont gros, ne leur laissaient pas une minute de répit. Des myriades d’ailes tourbillonnaient autour des dormeurs qui ne possédaient aucun moyen de se préserver de leurs piqûres. Les moustiques s’attaquaient même aux Cafres. C’est dire leur acharnement, car la peau blanche paraît à ces insectes un régal supérieur.

La plupart des Boërs passèrent la nuit à faire des plongeons dans la rivière pour calmer la cuisson causée par les moustiques.

Enfin les premières lueurs du jour chassèrent ces insupportables persécuteurs. Leurs victimes saluèrent le lever du soleil avec des transports d’allégresse, et il y en eut pour une heure à rire des dégâts que les piqûres des insectes avaient commis sur la figure de chacun, la pauvre Rychie avait une joue enflée, Meistjé, le front tout diapré de taches rouges ; la jolie Katrinka elle-même était défigurée par un gonflement du nez ; mais, si Piet avait été tenté de la trouver moins attrayante que de coutume, il n’aurait eu qu’à se regarder lui-même dans une glace pour convenir qu’il était dans un état pire ; sa figure semblait avoir été le point de mire des flèches, des dards minuscules des moustiques. On eût dit que le pauvre garçon relevait d’une grave petite vérole et restait tatoué de cicatrices pour toute sa vie. Laurens était le seul dont l’épiderme restât à peu près indemne. Ses cinq ans de vie en plein air avec les Bosjemens lui avaient pour ainsi dire tanné la peau. Annie lui dit, pendant qu’on passait cette révision comique des blessures reçues pendant la nuit :

« Vous vous affligiez d’être assez noir pour ressembler à un homme de couleur. Vous avez ce matin le bénéfice de cet inconvénient, qui d’ailleurs passera à la longue. »

La conversation, pendant le déjeuner, roula exclusivement sur ce sujet qui amena cent plaisanteries ; puis on se rembarqua sans s’attarder, à cette halte, plus qu’il était nécessaire.

Le lendemain fut la répétition de cette première journée. Le jour suivant, on se remit en route dès l’aurore, et tout alla bien pendant quelques heures. Portés par le courant, les voyageurs se félicitaient de voir la distance augmenter entre eux et la région solitaire qu’ils avaient eu tant de plaisir à quitter. Ils riaient et devisaient ensemble, chacun selon ses attractions particulières ; mais leur joie ne fut pas de longue durée.

Le courant diminuait d’impulsion, se ralentissait peu à peu : bientôt môme il devint presque nul, et les hommes d’équipage furent obligés de prendre leurs rames. À force de bras, on parcourut encore quelques kilomètres.

Le front du baas se plissait ; son visage se rembrunissait à vue d’œil ; il causait tout bas avec Karl de Moor, qui, depuis l’arrivée de Laurens dans la colonie, était devenu le confident, l’ami intime de Jan Van Dorn.

La rivière devenait de moins en moins profonde. On dut remplacer les rames par des perches ; mais, à un moment donné, les radeaux touchèrent le fond de l’eau et s’arrêtèrent.

« Voilà ce que je craignais, s’écria le baas. La rivière ne coule plus… Plus d’eau pour nous porter ! »