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sans rien alléguer comme excuse, pas même la fausse accusation portée contre le baas ; mais après ce premier mouvement d’indignation, Jan Van Dorn se tut et réfléchit.

« Pourquoi, demanda-t-il au coupable, êtes-vous venu m’attrister en me contant ces choses ? J’aurais pu toujours les ignorer.

— Mais j’aurais volé votre estime, répliqua Karl de Moor avec énergie.

— Ah !… Et si je vous chassais de mon camp comme un traître que vous avez été, comment jugeriez-vous ce châtiment ?

— Comme un juste arrêt. Je ne mérite plus de faire partie d’une société qui me doit ses pertes et ses malheurs. Je suis indigne de demeurer avec de braves gens ; mais vous, baas, dont les principes équitables sont inébranlables, vous ne voudriez point punir un innocent des crimes de son père. Vous ne chasserez pas Laurens ?

— Non, non certes.

— Eh bien ! le moindre accident, un accident vraisemblable peut vous délivrer à bref délai du misérable que je suis. J’implore de vous une grâce, baas. Que mon Laurens puisse me pleurer sans savoir que je meurs pour expier. Et fiez-vous à moi pour ne pas vous faire attendre longtemps l’exécution de mon arrêt.

— Vous feriez cela, Karl ? »

Et Jan Van Dorn regarda fixement son compagnon et lut dans ses yeux une résolution froide et calme.

« À ma première sortie du camp, aujourd’hui si vous l’exigez, baas. »

Jan Van Dorn saisit les deux mains de Karl de Moor par une étreinte énergique et il lui répondit :

« Ce serait finir par un suicide, Karl, et il ne m’appartient pas de prononcer des sentences de ce genre. Mais, puisque vous vous reconnaissez mon justiciable, c’est à moi qu’il revient de choisir votre genre d’expiation… Écoutez, je vais vous parler en vrai Hollandais, à cœur ouvert : à mesure que vous me faisiez l’aveu de vos menées, je me disais tout bas : Quel gredin j’ai reçu parmi les miens. Et puis j’ai dû revenir sur ce mépris… Vous avez mal agi, Karl de Moor ; mais un gredin continue ses vilenies et vous avez racheté les vôtres par un aveu volontaire. Un homme capable de se condamner lui-même mérite de trouver des juges miséricordieux. Et voici votre sentence, Karl de Moor. D’abord, vous allez recevoir et rendre le baiser cordial que vous avez eu la délicatesse de refuser… »

Et malgré la confusion de l’ancien traître, le vieux Boër lui donna deux baisers à la hollandaise, francs et bien sonnants.

« Puis, continua le baas, je vous ordonne de garder le plus strict secret sur tout ceci l’égard de tous les membres de notre colonie. N’entravez pas la possibilité de votre réhabilation morale en vous suscitant des rancunes, et rachetez vos torts en travaillant avec activité et dévouement au bien commun. »

Le baas et Karl de Moor revinrent de leur promenade bras dessus, bras dessous, comme de vieux amis, et, en arrivant au camp, ce dernier eut à recevoir les félicitations de tous les émigrants. Chacun admirait Laurens, le trouvait beau, aimable et modeste. On s’intéressait à ce roman du pauvre jeune homme si longtemps prisonnier chez les Bosjemens, et nul n’en voulait désormais à Karl de Moor de son caractère maussade ; on comprenait que ce père privé de son fils eût été aigri et rendu insociable par la douleur, et tous partageaient sa joie et s’y associaient par des prévenances à l’égard de leur nouvel ami.

Le soir, après le souper, Laurens fut invité à raconter ses aventures ; il les narra avec beaucoup de naturel et d’esprit. Parmi ses auditeurs, aucun ne l’écouta avec autant d’intérêt qu’Annie Van Dorn, qui ne se plaignit pas le lendemain de piquer ses jolis doigts en cousant les vêtements que sa mère avait taillés pour le nouveau venu. Jamais besogne n’avait été aussi agréable à la jeune fille ; elle ne la quitta pas un instant, pas même lorsque sa sœur Rychie laissa là son ouvrage pour aller se promener avec Katrinka, Piet et Ludwig. Annie préféra rester à travailler sous le mowana, en songeant aux malheurs du pauvre Laurens.

Tous les émigrants étaient ravis de la nouvelle acquisition de la colonie. Ils étaient près de regarder comme providentielle l’arrivée de Laurens qui leur apportait un moyen de salut.

Le plan de voyage par eau fut en effet adopté à l’unanimité. On se mit aussitôt en quête de bois propres à la construction de radeaux, et fort heureusement on découvrit quelques essences convenables. Il se trouvait de nombreux Koker-booms parmi les arbres qui croissaient le long de la rivière. Laurens les déclara d’un usage excellent pour la destination proposée.