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voir disparaître. Je crois donc vous rendre un service d’ami en essayant, pendant notre expédition, de vous égayer un peu. Et que j’y parvienne ou non, si, en retour de mes efforts, vous m’accordiez un peu d’amitié, nous ferons mieux encore en votre faveur si nous avons la bonne chance de revenir de chez les Tébélés. J’obtiendrai facilement de mon père qu’il se mette à votre disposition, et moi-même je vous aiderai de ma personne, soit à reconquérir ce que vous avez perdu, soit à combattre vos ennemis, si vous en avez. Nous savons vaguement qu’il y a eu de grands malheurs dans votre passé. À nous tous, il faudra bien que nous parvenions à vous créer un avenir meilleur.

Chacune des paroles du jeune homme était un coup de poignard pour Karl de Moor. Trouver tant de délicatesse, tant de générosité de cœur dans celui dont il méditait la mort, c’était trop !

« Je vous remercie de vos bonnes intentions à mon égard, dit-il à Piet d’une voix lente et altérée ; mais ne vous occupez pas de moi. Il est des souvenirs, il est des secrets qu’il ne faut pas remuer. Ce que je suis, il ne ne dépend de personne que je ne le sois pas. »

Piet allait répondre quand un bruit inusité lui coupa la parole.

« Chut ! » fit tout bas de Moor qui avait entendu lui aussi.

On eût dit un clapotement de rames battant l’eau de la rivière.

« Une barque, dans ces parages écartés ? dit Piet sur le même ton confidentiel. C’est impossible.

— Ce ne pourrait être en tous cas qu’une embarcation de sauvages et ce serait encore bien étrange ! » répondit de Moor qui saisit son roër et se plaça en embuscade derrière un arbre de la rive.

Piet imita son compagnon et se mit à ses côtés. Bientôt ils aperçurent distinctement une pirogue montée par un seul homme vêtu d’un simple pagne. Karl de Moor épaula son roër.

« Que faites-vous ? lui dit Piet. Cet homme est seul. Non seulement il est incapable de nous nuire, mais encore il y a des chances pour que nous tirions de lui quelque service. Hélons-le, et nous lui demanderons s’il sait où est Mosélékatsé. »

Karl de Moor haussa les épaules.

« Ce gaillard ne nous épargnerait pas s’il nous voyait au bout de sa sagaie, dit-il en l’ajustant. Qu’importe, d’ailleurs, un sauvage de plus ou de moins ! »

Il tira ; mais au moment où le coup allait partir, d’un revers de main Piet avait relevé l’arme, dont la balle se perdit au loin.

« Qu’avez-vous fait ? dit Karl de Moor d’un accent irrité. Qui vous dit que cet homme soit seul ? »

Piet allait répliquer, avec moins de sympathie que dans la conversation précédente, quand le prétendu sauvage leur cria dans la pure langue des Boërs :

« Ne tirez pas. Vous n’avez rien à craindre de moi, et, si vous avez un peu d’humanité, je l’implore en ma faveur. Je suis un malheureux fugitif. »

En entendant cette voix, Karl de Moor tressaillit. Cet homme rude se prit à trembler comme une feuille ; tout son être était secoué par une émotion incompréhensible. Il serait tombé si Piet ne l’avait soutenu.

« Piet ! Piet ! murmura Karl de Moor en mettant sa main glacée sur le bras du jeune homme, si le son de cette voix ne m’abuse pas, soyez béni à jamais ! »

Cependant, le fugitif avait amené sa pirogue au bord de la rivière et d’un bond il avait abordé. Debout sur la rive, il hésitait à approcher des arbres d’où aucun appel n’était venu l’encourager. Il apparut tout à coup en pleine lumière, sous les rayons de la lune ; son costume primitif permettait de juger de sa belle taille et de la noblesse de ses traits. C’était un jeune blanc, à peine plus âgé que Piet de deux ou trois ans.

À cette apparition, un cri déchirant comme un sanglot s’échappa de la poitrine de Karl de Moor ; son roër lui tomba des mains, et d’un geste éperdu il chercha de nouveau un appui sur l’épaule de Piet, stupéfait de l’émotion étrange de son compagnon.

« Laurens ! Laurens ! » s’écria tout à coup Karl de Moor dans une sorte d’exaltation qui lui rendit l’usage de ses sens.

À cet appel, en répondit un autre : « Mon père ! mon père ! »

De Moor n’en croyait pas la réalité elle-même. Ce fils qu’il croyait mort depuis cinq ans, ce fils tant pleuré était devant lui et lui tendait les bras. Le père crut à une hallucination causée par la folie. Il recula de deux pas devant l’être chéri qui se précipitait pour l’embrasser.