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un plan de vengeance dans lequel le cheval de Piet devait tenir un rôle.

Il comptait lorsqu’il aurait emmené Piet dans le désert, lui dérober ses armes et fuir avec Hildy qui portait les provisions. C’était vouer le jeune homme à la mort la plus horrible. Sans armes, sans vivres et sans guide, il eût fallu un miracle pour le sauver.

Quant à la caravane, Karl de Moor avait semé parmi les serviteurs des germes de révolte, qui éclateraient infailliblement lorsque les émigrants ne verraient revenir ni le fils du baas ni les secours attendus.

Cette machination était si bien ourdie qu’il était à peu près certain que la famille Van Dorn aurait cessé sous peu d’exister. Son ennemi pouvait se féliciter. Sa vengeance, si longtemps désirée, ne lui échapperait pas.

Cependant, au moment d’accomplir son œuvre, ce cœur bronzé par les luttes de la vie comme son visage l’avait été par le soleil se sentait ému par une sorte de pitié qu’il se reprochait à lui-même.

Plusieurs fois déjà, en voyant la bonté que Jan Van Dorn témoignait en toute occasion à ceux qui l’entouraient, il s’était dit :

« Comment cet homme si juste, si scrupuleux à remplir toutes ses obligations de chef, a-t-il pu se montrer sans pitié pour mon pauvre Laurens ? C’est incroyable. Il faut qu’il ait changé de caractère depuis cette époque… Mais n’ai-je pas changé moi-même depuis quatre ans ! Ceux qui m’ont connu au temps de mon bonheur me reconnaîtraient-ils aujourd’hui ? »

Lorsque la mère de Piet lui avait tendu si affectueusement la main, l’ennemi des Van Dorn avait eu honte du rôle qu’il s’était condamné à jouer. À peine avait-il osé effleurer du bout des doigts la main offerte par cette mère de famille confiante. Puis il s’était levé brusquement et était allé cacher son trouble en se promenant seul au bord de la rivière.

Piet fut tout surpris de ne pas se trouver seul sous les grands arbres qui ombrageaient la rive.

« Ah ! c’est vous, de Moor ! s’écria-t-il. Je croyais tout le monde couché au camp et je vous avoue que, si je m’attendais à rencontrer quelqu’un ici, ce n’était pas vous. Faire une promenade sentimentale à une pareille heure dans un désert, c’est bon pour un rêveur de mon âge, mais non pas pour un homme aussi sérieux que vous. »

Le ton léger du jeune Boër contrastait si bien avec les sombres pensées de Karl de Moor, que celui-ci sembla d’abord ne pas avoir saisi ce sens des paroles de Piet ; mais ce dernier passa familièrement son bras sous celui de son futur compagnon de voyage et lui dit avec cordialité :

« Et pourtant, je suis content de vous trouver ici pour causer un peu avec vous… Entre nous soit dit, nous partons ensemble pour une expédition dont nous pourrons bien ne jamais revenir ni l’un ni l’autre. »

Se croyant deviné, Karl de Moor ne put retenir un mouvement de surprise.

« D’où vous vient, dit-il de sa voix grave, presque menaçante, ce fâcheux pressentiment ?

— Oh ! continua Piet, ne me croyez pas l’esprit frappé de quelque crainte due à la poltronnerie… Je ne m’exagère pas les dangers qui nous attendent. J’en fais même bon marché devant ma mère et mes sœurs, pour ne pas les inquiéter ; mais cela ne m’empêche pas de calculer tranquillement, de sang-froid, que notre dévouement aux nôtres peut n’être pas récompensé parle succès. Aussi j’ai cru bon d’avertir Hendrik et Andriès, que si nous ne sommes pas revenus au camp dans quinze jours, ils devront partir à leur tour avec Smutz, pour tâcher d’avoir un meilleur succès que nous… Mais cette précaution ne m’empêche pas d’espérer que nous avons des chances pour réussir dans notre entreprise… Nous allons donc être compagnons de route, mon cher de Moor ; vous me trouverez peut-être un peu bruyant, un peu jaseur, et beaucoup trop gai pour votre humeur. Je m’efforcerai de ne pas trop vous importuner ; mais, comme vous serez la seule personne de la troupe avec laquelle je pourrai échanger des idées, je vous avertis d’avance que je prendrai à tâche de vous dérider. J’y mettrai plus qu’un point d’amour-propre ; j’y prendrai un intérêt de cœur… Eh bien, pourquoi tressautez-vous ainsi ?… Vous ne me comprenez pas, de Moor ? Je vais m’expliquer : Je vous ai bien observé depuis que nous cheminons de compagnie. En dépit de votre air morose et malgré la sécheresse que vous vous efforcez de mettre dans vos moindres propos, je sais que vous êtes bon, excellent même, au fond. J’en ai eu la preuve dans maintes circonstances. C’est quelque peine secrète qui donne à votre visage cette expression dure que j’en voudrais