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tions nous établir pour que les femmes et les enfants puissent le gagner, par de petites journées de marche… Je prévois cette objection : « Que ferions-nous là-bas, ne possédant « plus de troupeaux, n’ayant qu’une provision « de munitions qui s’épuiserait vite ? Nous en « serions donc réduits alors à nous nourrir de « racines et de reptiles comme les sauvages « Bosjemens ?… Ce n’est pas là une vie de « chrétiens ! »

— Non, non, certes, » répondirent les deux Vee-Boërs.

Jan Van Dorn continua :

« Ces jours derniers, nous étions mal disposés envers Karl de Moor, à cause de sa conduite peu bienveillante envers Piet lors de la chasse aux buffles. Nous avions tort ; c’est pour ménager l’amour-propre de mon fils, pour lui laisser la gloire d’avoir à lui seul abattu le taureau que Karl de Moor n’a pas achevé l’animal. Ce n’est pas sa faute si une série d’incidents a égaré ensuite Piet… Karl de Moor est un brave homme, de caractère un peu morose, il est vrai ; mais au fond il nous est très dévoué. Il est venu me trouver tout à l’heure, et voici ce qu’il m’a proposé : Les chariots sans attelage ne peuvent plus nous servir à rien ; nous les laisserons ici, et nous retournerons camper sous le mowana de la rivière, au même emplacement que nous avons quitté avant-hier. Nous possédons, Dieu merci ! un grand stock de provisions de bouche et de munitions. Nous attendrons par conséquent avec patience les secours que Karl de Moor s’est spontanément offert à aller chercher… Ce plan me paraît raisonnable.

— Zoutpansberg est à plus de cent lieues d’ici, murmura tristement Hans Blom.

— Aussi n’est-ce pas à Zoutpansberg qu’ira Karl de Moor, mais auprès du chef des Tébélés. J’ai autrefois rendu service à Mosélékatsé. Il ne me refusera pas son aide dans les circonstances actuelles. Nous avons dans nos bagages divers objets de pacotille qui payeront largement, à son gré, les chevaux et les bestiaux qu’il nous fournira. Que pensez-vous de ce plan ?

— Je crois qu’il serait difficile de trouver un meilleur expédient, dit Klaas Rynwald.

— C’est aussi mon avis, ajouta Hans Blom, et j’ajoute le vœu que nous quittions au plus vite ce lieu néfaste, qui ressemble à un champ de bataille avec tous ces cadavres étendus çà et là. Nous n’avons rien à gagner à un plus long séjour, et, en tardant davantage, nous risquons la santé de la colonie.

— C’est raisonner juste, ami Blom, répondit le baas ; allons donner des ordres pour un prompt départ. »

Le danger signalé par Hans Blom était réel, non seulement cet encombrement de cadavres était répugnant à la vue, mais encore il pouvait devenir un foyer d’infection pestilentielle.

On avait eu la précaution d’enterrer dans une large fosse les premières victimes du fléau ; mais, dès le matin de ce jour-là, les décès étaient devenus assez nombreux pour rendre l’enfouissement à peu près impossible. Les rayons du soleil allaient bientôt amener la décomposition complète de tous ces cadavres, et, comme le disait Hans Blom, il fallait se hâter de fuir.

De nombreuses bêtes de proie, attirées par l’odeur nauséabonde qui se répandait déjà, attendaient avec impatience que le départ des Vee-Boërs leur permit de se jeter sur ce festin sinistre. On les voyait aller et venir sur la haute falaise qui dominait la vallée. On les entendait surtout ! Les chacals rampant le long des buissons mêlaient leurs gémissements lugubres aux cris des hyènes. Les wah-wah enroués des babouins leur répondaient. On eût dit que ces quadrumanes étaient affligés de gros rhumes et qu’ils toussaient sans relâche en se raclant le gosier. Plus haut, sur la cime escarpée des autres falaises, des vautours de différentes espèces chauffaient au soleil leurs ailes étendues et poussaient des croassements rauques à la vue du banquet préparé pour eux au fond de la vallée. Enfin de larges vols dans le ciel annonçaient que des aigles planaient sur la proie, et leurs cris, que parfois on entendait, trahissaient les mêmes appétits dévorants.

Sans expliquer à la colonie le plan résolu entre lui et ses deux associés, Jan Van Dorn annonça aux émigrants qu’on allait retourner à l’ancien camp du mowana. Il avait affaire à des gens courageux, prêts à tous les efforts pour lasser la mauvaise chance. Point de récriminations, point de larmes, même chez les femmes. C’est dans les épreuves qu’on peut juger de la solidité du caractère hollandais. Quand elle sort de son flegme ordinaire, cette race est ferme jusqu’au stoïcisme. Réussir ou mourir, telle était la pensée de tous.

Le baas avait parlé. Chacun était prêt à lui obéir.