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dédaigné un animal fourbu ?… Piet, qui était très attaché à son compagnon d’aventures, n’avait quitté Hildy ni jour ni nuit, et, quoique la pauvre bête efflanquée ressemblât plutôt à un fantôme de cheval qu’à un coursier valide, il y avait cent à parier contre un qu’il reviendrait, par le repos et la bonne nourriture, à son état normal.

L’endroit où les Boërs s’étaient réfugiés était en harmonie avec l’état moral des émigrants. C’était un ravin sauvage et aride, encaissé entre de hautes murailles de granit qui se rejoignaient presque à leur extrémité supérieure. Un bloc de pierre s’avançait comme un promontoire au-dessus de leurs têtes. Cette sorte de falaise surmontant l’étroit ravin était couverte d’euphorbes et d’aloès et donnait un peu d’ombre aux voyageurs. Mais, à l’exception de sa verdure sombre et terne, les parois des rochers étaient dénudées. Pas un arbre, pas un brin d’herbe. Tout au plus si l’extrême fond de la vallée, où coulait un mince filet d’eau, présentait quelques traces de fertilité. On y apercevait, au milieu des buissons et s’élançant d’un maigre herbage, de rares Kameel doorns aux branches desquels pendaient, semblables à de longues bourses flottantes, les nids des « oiseaux tisserands ».

Non loin de là, le ruisseau formait un étang entouré d’une ceinture de gazon qui eût suffi pour nourrir pendant quelques jours les bestiaux des voyageurs.

C’était en cet endroit que Piet et son cheval s’étaient installés côte à côte. Dès le premier moment, le jeune homme avait résolu d’isoler Hildy. On avait eu beau lui répéter que le mal qui sévissait sur les animaux domestiques n’avait rien de contagieux, on n’avait pas réussi à le faire revenir sur sa détermination, et l’événement semblait justifier l’obstination de Piet.

Le jeune chasseur prenait tellement au sérieux son office de garde-malade auprès de son humble ami à quatre pieds qu’il dormait dans le jour, pendant qu’Hildy essayait de se tenir sur ses jambes et de brouter. Si les deux nuits précédentes avaient été moins sombres, Piet aurait pu distinguer, au cours de sa veillée nocturne, un être humain errant comme un spectre au milieu des bestiaux.

Cette vision aurait pu éclairer les Boërs sur certains décès suspects, inexplicables ; mais les émigrants étaient loin de soupçonner chez le moindre membre de leur colonie des intentions malveillantes et des procédés perfides. L’attaque des tsétsés suffisait pour expliquer la perte de tout le bétail. Les chefs eussent considéré comme fou celui qui aurait émis un soupçon de ce genre. Ce désastre était sans profit pour qui que ce fût. Est-ce que tous les membres de la colonie n’en souffraient pas également dans le présent, et n’avaient pas à redouter pour l’avenir les mêmes conséquences funestes de cette perte irréparable ?

Les chariots, désormais inutiles, gisaient là comme des navires sans voiles ou des steamers transportés au milieu de terres. Nul moyen de leur imprimer le mouvement.

Qu’allaient devenir les malheureux Vee-Boërs, perdus dans cette solitude, sans moyen de continuer leur route ?

Ne trouvant aucune issue pour échapper à l’horreur de leur situation, les émigrants restaient mornes et sombres ; ils semblaient attendre que la mort vînt les prendre à leur tour.

Assis à l’écart sur les blocs de pierre tombés de la falaise et dont l’étroit vallon était parsemé, les trois chefs tenaient un conciliabule secret.

« Quelle calamité ! dit Klaas Rynwald le premier. Nos bestiaux, passe encore ! nos jeunes gens auraient chassé pour se procurer de la viande, les femmes et les enfants se seraient passés de lait. Mais plus un cheval, plus un seul bœuf, c’est-à-dire pas le moindre moyen de transport. Qu’allons-nous devenir ?

Nous ! s’écria Hans Blom, s’il n’y avait que nous à tirer d’ici, dussions-nous faire à pied des centaines de kilomètres, ce n’est qu’une question de fatigue et de temps ; mais les femmes, mais nos pauvres chers enfants !

— Être si près du but et se trouver dans l’impossibilité de l’atteindre, c’est affreux, reprit Klaas Rynwald ; je me demande s’il pourrait maintenant nous arriver quelque chose de pire que ce que nous venons de subir.

— Ne désespérons pas, mes amis, leur dit le vieux Jan Van Dorn, avec ce ton d’affectueuse autorité, dont il usait à l’égard de ses deux compagnons. J’en conviens, nous voici dans une mauvaise passe ; mais ce n’est pas en s’abandonnant au découragement qu’on réagit contre une difficulté et qu’on trouve un moyen de salut. Montrons que nous sommes des hommes résolus, de véritables et dignes Vee-Boërs. »