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entre les deux autres, et qui, je vous l’ai dit, est cause du naufrage de tous mes rêves, de tous mes efforts, de mon travail de quatre années !… Evan Roy, vous savez si j’apportais dans mes ambitions aucune pensée personnelle ! Arriver à délivrer la race indienne, — celle de ma mère, — de la fatalité qui pèse sur elle ; la relever de l’épouvantable oppression où l’ont plongée des politiques au cœur de pierre qui semblent n’avoir pour but que de l’exterminer ; me faire son défenseur, son avocat autorisé, son ambassadeur auprès des blancs, et pour cela commencer par me faire un nom chez eux, par devenir quelqu’un qu’on fût obligé d’écouter… Tel était mon dessein, Je touchais sinon au but, du moins à l’entrée de la carrière qui pouvait m’y conduire, puisque, de l’avis de tous mes maîtres, j’avais le droit de compter sur un des premiers numéros de la promotion. Eh bien, Evan ! cet homme, ce lieutenant, — un nommé Cornélius Van Dyck, m’a-t-on dit, — que je ne connais pas, qui peut-être ne m’a jamais vu, il lui a suffi d’un mot pour briser mon avenir, pour écraser dans l’œuf toutes mes espérances !… Étranger à l’École, il n’avait pas à se mêler de ce qui s’y passait. Mais il a vu l’occasion de faire du zèle, il est allé dénoncer en amateur une infraction insignifiante dont un autre cadet et moi nous étions coupables, et, comme on ne pardonne rien aux sang-mêlé, on m’a chassé ! chassé !… Mais je me vengerai !…

— Mac Diarmid, soyez prudent… Ce traître n’est pas seul… Attendez une occasion meilleure.

— Croyez-vous que la colère me fasse perdre l’esprit, Evan ? Je sais qu’il quitte West-Point ce soir, et j’attendrai toute la nuit s’il le faut… Mais voyez donc !… »

Les trois hommes avaient subitement quitté la route pour entrer dans un jardin qui s’ouvrait sur la droite devant une jolie villa. Ils s’y arrêtèrent quelques minutes pour admirer la splendeur du clair du lune.

Comme Mac Diarmid et son compagnon passaient tout auprès de la haie, ils entendirent un des officiers qui disait :

« N’est-ce pas, juge Brinton, que c’est une nuit vraiment splendide ?

— Splendide est le mot, répondit une voix grave. Presque aussi belle que les nuits de Naples, où je me trouvais l’été dernier avec ma famille. Vous aurez du beau temps pour votre expédition à la frontière, colonel Saint-Aure, et je ne saurais trop féliciter mon neveu Cornélius d’en être. Est-ce que vous parlez pour longtemps ?

— Je n’en sais, ma foi, trop rien. Quand on s’engage dans des levées topographiques vers le Grand-Ouest, on n’en voit jamais la fin.

— Vous préférez pourtant ce service actif au travail des commissions d’examen, je suppose ?

— Sans doute. Et puis on ne sait jamais, quand on va à la frontière !… Il y a les Indiens qui peuvent nous donner de l’occupation, quoiqu’ils paraissent tranquilles en ce moment. Quant à monsieur votre neveu, je n’aurai pas longtemps l’avantage de sa compagnie, car il est, si je ne me trompe, désigné pour le fort Larramie, tandis que je vais prendre le commandement du fort Lookout… »

Ici Mac Diarmid et le Highlander cessèrent d’entendre la conversation, ou du moins de pouvoir distinguer les paroles.

« Quand je vous disais, Evan, que la colère ne me fait pas perdre l’esprit ! reprit l’ex-cadet comme il s’éloignait avec son acolyte. Je sais maintenant que je puis choisir mon heure. Rappelez-vous ce que je vous dis : Cornélius Van Dyck part pour la plaine, il fait partie des troupes qu’emmène avec lui le colonel Saint-Aure ; il n’en reviendra pas ! »

L’Écossais eut un sourire approbateur dans sa barbe rousse.

« À la bonne heure ! Voilà ce que j’appelle parler en fils des preux ! Bon sang ne peut mentir.

Evan Roy ne répondit pas, et ils arrivèrent en silence jusqu’à l’embarcadère du bateau à vapeur, qui allait justement déraper. À cette heure tardive, les passagers étaient rares, et ils se trouvèrent tout seuls sur le pont.

Du milieu du fleuve dont le paquebot suivait le fil, les fenêtres de l’École militaire apparaissaient enflammées de mille feux par la clarté de la lune. Ce spectacle arracha Mac Diarmid à sa sombre rêverie. Tout à coup il brandit son poing fermé vers l’édifice, en disant à demi-voix :

« Malheur à vous tous, depuis le premier jusqu’au dernier !… Je jure que je vous ferai maudire le jour où, en me chassant, vous ne m’avez laissé à la main qu’une arme pour vous combattre. »

Evan Roy le regardait, mais cette fois avec un sourire de pitié.