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leur la politesse, ne daignons pas les regarder. Ce ne sont pas eux qui nous attaqueront, les lâches !

— Appelles-tu ceci un chacal ou une hyène ? » riposta Ludwig en désignant une hôte fauve qui se détachait du groupe et s’avançait vers eux en grondant tout bas.

C’était un lion d’une taille démesurée. Jamais les émigrants n’en avaient rencontré un aussi fort. Arrivé trop tard au lieu du festin, le roi des animaux ne trouvait plus que des reliefs, des os déjà rongés, bref une pâture insuffisante pour son appétit. Les voyageurs arrivaient juste à point pour compenser sa déception. Il agitait frénétiquement sa crinière et sa queue dressées en l’air, et, à demi accroupi, il rugissait en se léchant les babines. Ces allures, bien connues des chasseurs de lions, indiquaient aux jeunes Boërs que le lion avait jeté son dévolu sur leurs personnes.

Les lions ne sont dangereux pour les cavaliers que dans les fourrés ou les jungles qui entravent les mouvements des chevaux. Si les trois amis avaient eu leurs montures en bon état, il leur aurait suffi, pour dérouter le lion, de faire un long circuit ; mais, dans les circonstances où ils se trouvaient, les chances n’étaient pas pour eux. Deux chevaux seulement étaient capables de fournir une longue course. Le troisième devait succomber et exposer ainsi la vie de son maître.

Il ne restait par conséquent d’autre ressource que celle d’affronter ce terrible adversaire, et de le mettre promptement hors de combat.

Piet se remit en selle, plutôt par habitude que par suite d’un raisonnement, car Hildy ne pouvait pas lui être d’un grand secours, et les trois amis restèrent immobiles sur une même ligne, l’arme à l’épaule, les yeux fixés sur le lion.

De hautes herbes leur avaient caché ce terrible voisinage. Peu d’instants après, le lion était si proche qu’en une douzaine de sauts félins, il aurait pu bondir sur eux.

« Faut-il tirer ensemble ou successivement ? demanda Ludwig.

— Ensemble, répondit Piet.

— Non pas… l’un après l’autre, « s’empressa de dire Hendrik.

L’ennemi trancha la question en prenant son élan. Les trois chasseurs pressèrent presque en même temps la détente de leurs roërs. Hendrik et Ludwig manquèrent leur coup : chose toute naturelle, leurs chevaux effarés ne tenant pas en place. C’est à peine s’ils purent viser, et leurs balles allèrent se perdre dans les hautes herbes.

Que seraient-ils devenus si le cheval de Piet se fût livré à cette surexcitation nerveuse ? Contre toute attente, ce fut cette bête surmenée, à demi morte, qui leur sauva la vie. Hildy était dans un tel état de prostration qu’il n’avait pas même l’énergie nécessaire à un essai de fuite. La terreur le paralysait ; il ne fit pas un mouvement, ce qui permit à son maître de viser le lion à la tête avec un sang-froid admirable.

Piet obtint un succès digne des plus fameux chasseurs de bêtes fauves. Le lion tomba foudroyé, le crâne traversé par une balle ; sa cervelle jaillissait autour de lui avec des flots de sang. Sa mort fut donc instantanée. Désormais inoffensive, cette énorme bête roula sur le gazon comme un simple lapin de garennne.

Pour tous les habitants de l’Afrique méridionale, indigènes, colons, Vee-Boërs et autres, il n’est pas de plus haut fait d’armes pour un chasseur que de tuer un lion. C’est un événement qui fait époque dans sa vie.

Aussi comment décrire l’orgueilleux bonheur de Piet ? Avoir abattu un lion de cette taille, était un exploit qui le rendait digne d’espérer à la main de Katrinka.

Ses compagnons lui adressèrent des compliments… est-ce qu’on n’en doit pas à tous les vainqueurs ? et ils aimaient si sincèrement Piet que leurs félicitations ne furent entachées d’aucune jalousie.

La modestie sied aux victorieux, et Piet fit preuve de cette qualité en répondant à son frère et à son ami :

« Vous devriez quelques-uns de ces éloges à mon pauvre Hildy ; c’est son attitude de momie qui m’a permis de viser juste. Quoi qu’il en soit, je souhaite que vous ayez la même bonne chance que moi la première fois que vous vous trouverez nez à mufle en face d’un lion.

— J’en accepte l’augure, répondit Ludwig ; mais tu ne peux vouloir abandonner ta prise. Il s’agit de dépouiller Sa Majesté léonine, et cela va nous retarder encore.

— Pars en avant, Ludwig, lui dit Hendrik. Maintenant que la route est libre, il est bon d’aller rassurer nos gens ; je suffirai avec Piet à la besogne qu’il nous a taillée.