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mier mouvement du jeune chasseur fut de mettre une certaine distance entre le buffle et lui, car l’animal n’avait qu’à changer d’avis et à faire le tour de l’arbre pour s’assurer, en voyant son adversaire au haut de la fourmilière, de l’inutilité de sa manœuvre contre l’acacia.

C’était alors que le chasseur aurait été perdu sans ressources. Cette idée n’eut pas plutôt frappé l’esprit de Piet qu’il se laissa glisser en bas de la fourmilière avec l’intention de décamper au plus vite ; mais une réflexion le retint. Dans sa chute de l’arbre, son roër lui avait échappé. Ne fallait-il pas, de toute nécessité, le reprendre ! Comment s’aventurer sans armes quand le buffle pouvait être sur lui en quelques bonds ? Mais aussi comment retrouver son roër sans attirer l’attention de son ennemi ? L’arme devait être à proximité de cet animal furieux. Tenter de la recouvrer était une entreprise dangereuse.

« Ah ! bah ! s’écria Piet, arrive que pourra, je ne rentrerai pas au camp sans mon roër. Non, jamais ! Plutôt mourir ! Andriès en ferait trop de gorges chaudes !… et que sauraient répliquer pour m’excuser mes amis les plus indulgents ?… Un chasseur qui abandonne son arme est comme un soldat qui déserte. Le bon soldat se fait tuer plutôt que de laisser son drapeau à l’ennemi. Si, en me cherchant dans la prairie, on me trouve tué à côté de mon roër, on me plaindra de n’avoir pas eu de chance, mais on ne pourra pas m’accuser de lâcheté… C’est déjà bien assez humiliant pour moi d’avoir perdu Hildy… Et puis, j’ai dit que j’aurais ma revanche contre ce maudit buffle, et je ne puis manquer à ma parole. Ce serait trop honteux pour le fils de Jan Van Dorn.

Il s’avança en rampant avec précaution sur l’herbe. Son roër gisait là, à quelques pas de l’acacia dont les branches s’agitaient toujours. Le buffle poursuivait sa manœuvre avec un entêtement persistant.

Les yeux fixés sur le doorn-boom, Piet s’approcha peu à peu. Un pas… un pas encore. Cette fois, il tenait son arme. Heureusement, ses poches contenaient une provision de cartouches, il les en avait bourrées au moment de la partie de tir. Il s’empressa d’armer son bon roër et résolut d’en finir avec ce taureau auquel il devait, non seulement la perte de son cheval, mais encore la plus belle peur qu’il eût éprouvée de sa vie ; il s’approcha du lieu où l’énorme bête continuait son singulier manège.

« Nous allons voir qui de nous deux aura le dernier mot, » se dit-il.

L’acacia continuait à chanceler sur sa base. Ce ne fut qu’après avoir avoir pénétré sous son épais feuillage que Piet comprit la nature du mystérieux travail auquel l’animal se livrait.

Le pauvre buffle était prisonnier ; il s’était pris la tête entre les deux troncs rapprochés de l’acacia. C’était un véritable traquenard dont il ne pouvait s’affranchir, quoi qu’il fît. Ses mouvements convulsifs ébranlaient l’arbre ; mais l’eussent-ils déraciné que la position de l’animal ne se serait pas améliorée. Debout ou couché, l’arbre tenait sa proie et ne devait pas la lâcher.

À cette vue, Piet partit d’un franc, d’un long éclat de rire ; puis un sentiment de générosité lui fit plaindre l’ennemi, ainsi pris au piège.

« Mais comment s’est-il fait serrer là parle cou ? se demanda le jeune homme… Ah ! je comprends, se dit-il après un instant de réflexion. Quand il a fondu sur moi et m’a lancé à terre comme un projectile envoyé par une catapulte, il a exercé sur l’arbre une telle pression que les deux troncs se sont écartés sous ses cornes. Ils se sont aussitôt après rejoints sur son cou, et voilà ce pauvre animal pris comme dans un étau. Il aura beau faire, il ne se dégagera jamais, et il est condamné à mourir là, dans la longue agonie de la faim et d’un demi-étranglement… C’est étonnant, moi qui avait une haine féroce contre lui, voilà que je me sens pris de pitié pour ses souffrances. Je comprends maintenant le nom de « coup de miséricorde » qu’on donne aux blessés agonisants sur le champ de bataille, car je vais me dépêcher de tuer mon buffle, et ce sera pour l’empêcher de râler et de souffrir plus longtemps. »

Une balle mit fin à la pénible agonie de l’animal. Après deux ou trois convulsions, son énorme corps s’abattit à terre ; la tête seule resta maintenue un peu haut par la pression des deux troncs de l’acacia.

« Pauvre buffle ! lui dit Piet en le voyant expirer, tu m’as donné bien du tintouin, et je ne me doutais guère que ta mort m’attendrirait sur ton compte. »