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tireurs gagnerait le plus de points. Piet Van Dorn et Andriès Blom se disputaient chaudement le premier rang. Ludwig Rynwald les suivait de près. Quant à Hendrik Van Dorn, il enrageait d’être le dernier, et attribuait cette infériorité à une légère blessure qu’il s’était faite, le matin même, au pouce droit. À chaque halle sortant de son roër qui passait trop loin du but, il s’écriait en mettant tout près de ses yeux son pouce fendu :

« Maudite coupure ! tu me fais plus d’affront que de mal ! »

Et il poussait bien haut cette exclamation, afin qu’aucun spectateur ne le taxât de maladresse et qu’on sût bien à quoi s’en tenir sur la cause de sa mauvaise chance.

« Tu seras plus heureux une autre fois, Hendrik, lui dit le baas pour le consoler. Je crois que c’est Piet qui va gagner les honneurs de la journée ; tu as été vainqueur assez de fois pour ne pas envier aujourd’hui le succès de ton frère aîné.

— Assurément, répondit Hendrik, j’aime mieux que Piet l’emporte que si Ludwig dépassait tous les autres. Mais je puis être à la fois content pour Piet et vexé de mon guignon personnel. »

Piet n’eut pas les honneurs du triomphe qu’il tâchait de mériter. La partie de tir fut interrompue tout à coup.

Un bruit qui ne ressemblait pas à celui des coups de feu se fit entendre. On eût dit le roulement du tonnerre. Mais le ciel était sans un nuage sur son azur, l’atmosphère calme, et le paysage, sans autre apparence de vie que celle que lui avaient communiquée les voyageurs.

« Arrête ! cria le baas à Piet qui, le roër à l’épaule, visait le but pour le dernier coup à tirer.

« Que peut être ce bruit ? dit Karl de Moor, dont les traits s’animaient d’une singulière expression d’attente anxieuse.

— Il se rapproche ! dit le baas en prêtant l’oreille.

— Il augmente, » ajouta Klaas Rynwald.

Les Vee-Boërs échangèrent leurs conjectures, qui s’accordèrent pour signaler un danger. Ce bruit formidable ne pouvait être causé que par une troupe de buffles « en course. » Bientôt la vue des émigrants leur confirma ce témoignage de leurs oreilles, exercées à s’expliquer les rumeurs de cette région.

Les animaux, lancés à toute vitesse, apparurent sur le terrain verdoyant de la prairie, où leur masse serrée forma bientôt une tache brune de soixante à quatre-vingts mètres.

Quelle magnifique occasion d’exercer l’adresse des bons tireurs ! et combien pâles étaient auprès les émotions d’une lutte à la cible ! C’eût été un bonheur sans mélange pour les jeunes émigrants ; mais une circonstance particulière changeait cette perspective de chasse fructueuse en une crainte trop justifiée.

Cette immense horde de quadrupèdes était évidemment en quête d’eau. D’après leur direction, leur plus court chemin pour atteindre la rivière était de passer sous le mowana qui abritait le camp des Boërs. S’ils continuaient leur route en droite ligne, ils traverseraient, en la bouleversant, toute l’installation due à l’industrie des émigrants. La haie d’épines ne les arrêterait pas plus qu’un faisceau de paille ou de roseaux, et ce tourbillon vivant écraserait tout sur son passage.

L’approche d’un cyclone n’eût pas été plus effrayante.

Chacun comprit aussitôt l’imminence du péril. Le camp, si tranquille jusque-là, changea d’aspect en un clin d’œil. Les femmes, affolées, couraient pour rassembler leurs enfants épars dans la prairie où était établie la cible. Seule, Mme Van Dorn, se montrant la digne compagne du baas, garda son sang-froid pour ordonner et protéger le succès de la retraite. Les enfants criaient ; les serviteurs cafres se démenaient çà et là, attendant de leurs maîtres blancs l’impulsion du sauvetage à opérer.

Les animaux eux-mêmes semblaient avoir conscience du danger ; les chevaux piaffaient, hennissaient, se cabraient au bout de leurs longes ; les bestiaux poussaient des mugissements lugubres, et les chiens eux-mêmes hurlaient.

Ce camp dont tous les habitants jouissaient tout à l’heure du plus doux repos était devenu un véritable pandémonium.

« À cheval, vite à cheval ! » commanda le baas d’une voix de tonnerre qui sut dominer le tumulte général.

Les Boërs se jetèrent sur leurs montures en criant aux domestiques cafres de leur porter promptement selles et brides. Sans que le baas s’expliquât davantage, chacun avait compris qu’il s’agissait de détourner le torrent de bêtes sauvages en l’attaquant avant son arri-