Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/222

Cette page n’a pas encore été corrigée

rire qui demandait grâce pour cette faiblesse. J’avoue que je suis allée me cacher tout au fond du wagon, et je m’y suis mise à genoux en me bouchant les oreilles pour ne pas entendre les cris rauques de ces affreux lions… Quand vous avez fait cette sorte de feu de peloton, je me suis crue morte. J’ai crié, au lieu de comprendre que c’était le salut pour nous. Vous le voyez, Piet et Annie, je laisse à Katrinka le privilège de la bravoure. »

Pendant que les jeunes gens causaient ainsi à côté de leurs mères qui écoutaient leur différend amical, le conseil des chefs prenait fin. Malgré l’insistance de Karl de Moor en faveur d’une halte, le baas décida le départ immédiat.

Bien lui en prit de cette résolution. Le bois de mopanés cachait un ennemi plus redoutable pour les émigrants que les fauves dont ils venaient de triompher. C’était un ennemi de bien petite taille, tout simplement un végétal ressemblant assez à un poireau, la tulp, dont le feuillage d’un vert tendre formait un épais tapis de verdure sous le taillis des mopanés.

Cette plante, dont les fleurs et les feuilles sont presque celles de la tulipe commune, est de la famille des iris et de l’espèce Morea (Moræa).

Au premier abord, cette description paraît celle d’un végétal inoffensif. En quoi cette petite plante pouvait-elle nuire aux Vee-Boërs ?… C’est qu’elle donne la mort aux animaux herbivores. Le poison qu’elle contient leur est mortel, et son action d’une extrême rapidité.

Presque aussitôt après la fuite des lions, les moutons mourant de faim s’étaient disséminés sur la lisière du bois. Préoccupés de l’événement tragique dont ils venaient d’être témoins, les pâtres s’étaient groupés autour des lions abattus et avaient négligé de surveiller leurs bestiaux et d’examiner le pâturage sur lequel ils se jetaient avec avidité. Les gardiens n’avaient donc pas remarqué l’abondance dans les mopanés de ce poison végétal, bien connu cependant de tous les Boërs du Transwaal, car il n’est pas un troupeau, dans cette région, qui ne fasse des pertes sensibles de temps à autre, par l’effet de la tulp.

Pendant son excursion dans le bois, Karl de Moor avait distingué de ses yeux perçants les touffes de tulp parmi les autres herbes. Il avait souri en remarquant l’avidité stupide des moutons occupés à brouter.

« Voilà une partie de ma besogne qui se fait sans mon aide, murmura-t-il entre ses dents serrées. »

Ce ne fut qu’un éclair. Il reprit aussitôt son maintien impassible, et personne ne se douta de la part qui lui revenait dans la catastrophe. Au contraire, il se montra des plus empressés lorsque le baas signala à ses compagnons la présence dans l’herbage de cette plante vénéneuse.

« La tulp ! s’écria le baas. Vite, qu’on rassemble les bestiaux. »

Chacun s’empressa de courir à la poursuite des moulons épars. Les bergers négligents rivalisèrent de cris, d’appels et de coups de fouet à leurs bêtes récalcitrantes, qui furent enfin réunies auprès des chariots, sous la garde des chiens qui leur aboyaient aux jambes.

« Trop tard ! fit tristement Klaas Rynwald, ceux qui n’en auraient brouté qu’une seule tige n’en seraient pas moins empoisonnés.

— Cela est si juste, ajouta Hans Blom avec la même mélancolie, que je me demande si c’est la peine d’emmener avec nous ce troupeau.

— Pouvez-vous mettre en question une chose semblable ! s’écria le baas. Quand nous ne sauverions qu’une partie de nos moutons, cela vaudrait toujours mieux que rien. En tout cas, il faut en courir la chance, et ne pas tout croire perdu aussi vite. »

D’après ses ordres, le troupeau de moutons prit son rang habituel dans la caravane, qui se hâta de quitter ce lieu aussi dangereux par sa flore que par sa faune.

Cet incident n’était pas de nature à encourager les émigrants. Chacun cheminait tête basse, perdu dans de tristes pressentiments.

Il restait peu d’espoir de sauver quelques moutons sur le grand troupeau que l’on possédait encore la veille et qui avait fourni sans dommage jusque-là tant d’étapes laborieuses. Pourtant, ainsi que le fit observer Jan Van Dorn, le malheur eut pu être pire. On devait même se féliciter d’en être quitte à si bon compte.

« Une halte un peu prolongée aurait pu nous coûter la vie de nos chevaux et de nos attelages, dit-il à ses amis, et voilà ce qui aurait été pour nous une perte irréparable.

— En plein désert !… je le crois bien, ré-