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La vue des charriots, qui ne rappelaient aux fauves rien de ce qu’ils avaient rencontré jusque-là dans leur sauvage région, les intimida. Ils s’aplatirent à terre pour considérer ces formes colossales et se recueillir avant l’assaut.

Enhardis par l’immobilité des wagons et des formes humaines qui les entouraient, les lions s’approchèrent en rampant. Les Vee-Boërs n’attendaient que ce moment favorable pour les saluer d’un feu bien nourri. Le bruit de leur fusillade étouffa momentanément les cris de ces « rois du désert », et les balles de leurs roërs en réduisirent cinq au silence éternel.

Avant que les fauves survivants fussent revenus de leur stupeur, une seconde décharge retentit. Le nuage de fumée dissipé, on put voir les blessés s’enfoncer dans l’intérieur du bois en boitant ou en laissant derrière eux de larges traînées de sang. Leurs camarades jonchaient le sol ; quelques coups de feu achevèrent ceux qui râlaient encore.

Les Vee-Boërs respirèrent, et une vive acclamation de joie fut répétée deux fois par les maîtres et les serviteurs.

La victoire était complète. Sans qu’il en coûtât rien aux émigrants, le champ de bataille leur restait. Le baas n’avait pas espéré en être quitte à si bon compte. Pas une perte à déplorer dans une lutte contre de si redoutables adversaires ; ce résultat semblait presque incroyable.

« Eh bien ! dit Jan Van Dorn, il s’agit maintenant de ramasser les morts et de dépouiller les plus beaux pour garder leur pelage en souvenir de ce combat. C’est votre affaire, jeunes gens, ajouta-t-il en se tournant vers ses deux fils et vers Ludwig Rynwald et Andriès Blom. Mais attendez ! il faut que je vous complimente. Vous avez montré le sang-froid et l’obéissance de vieux chasseurs, même toi, Piet. »

Le jeune homme rougit de l’éloge, comme autrefois de la remontrance, mais dans un sentiment bien différent, et, après avoir dirigé un regard timide sur le chariot occupé par la famille Rynwald pour s’assurer qu’on y avait entendu ce témoignage favorable du baas, il suivit ses jeunes amis.

Après avoir échangé avec leurs familles ces vives exclamations de joie, ces propos décousus inspirés par les événements graves, les trois Vee-Boërs commentèrent entre eux cette attaque surprenante.

« Je viens de compter les morts de notre champ de bataille, dit Hans Blom. Il y en a onze, jeunes et vieux.

— Je ne m’explique pas encore ce clan de lions, fit Rynwald. Généralement ces bêtes vivent solitaires, et c’est bien vu, car leurs mœurs sont les moins sociables du monde.

— C’est la sécheresse qui les a rassemblés, dit le baas. Ce vley devait être autrefois l’abreuvoir de tous les ruminants d’alentour.

— En effet, ajouta Karl de Moor qui venait de pousser une pointe audacieuse sous le faillis de mopanés. Je viens de voir de nombreuses carcasses de buffles et d’antilopes que les fauves ont nettoyées jusqu’aux os. Le manque d’eau a chassé peu à peu de la forêt ces ruminants et il n’y est plus resté que les espèces carnivores, qui auraient fini par n’avoir pour dernière ressource qu’à se dévorer entre elles si nous n’avions apprêté un festin aux survivants et apaisé, par un coup de grâce, la famine qui dévorait ceux qui gisent ici. »

Que les lions fussent affamés, l’examen de leurs corps ne laissa pas le moindre doute sur ce point. Pour motiver l’ensemble de leur assaut contre une proie commune, ce jeûne devait durer depuis assez longtemps.

Une minute d’hésitation de la part des Vee-Boërs, un peu plus d’entrain audacieux de la part des fauves, et les voyageurs étaient perdus.

Ce fut pour les jeunes gens un moment de vif plaisir lorsqu’ils rapportèrent vers les chariots les dépouilles de cinq lions, choisis entre les morts pour la beauté de leur pelage.

« Est-ce que vous avez peur de les regarder de si près, Katrinka ? demanda Piet à la fille aînée de Rynwald, qui ne paraissait pas à l’entrée du wagon, malgré les appels de ses frères, mais qui vint enfin, amenée par sa sœur Meistjé.

— Non, répondit Katrinka ; je ne puis pas avoir peur de leurs dépouilles, mais si je ne suis pas venue plus vite, c’est que nous étions occupées à remercier Dieu, comme il se doit, de nous avoir fait échapper à un si grand péril. Et je vous remercie aussi tous de nous avoir si bien défendues. »

Après avoir exprimé ainsi sa reconnaissance, la jeune fille se pencha vers la peau de lion que Piet étalait sous ses yeux, et se mettant à sourire, elle ajouta :